Sombras Blancas. Niklaus Manuel Güdel

Sombras blancas. Une tentative de réconciliation

C’est par accident que Niklaus Manuel Güdel inaugure un travail avec des silhouettes blanches. En 2011, alors qu’il s’apprête à coller sur un fond verdoyant stratifié de peinture un nouveau portrait d’Élise, semblable à celui réalisé aux pastels entre 2009 et 2010, la figure blanche en réserve retient son attention. Par l’absence se précisent les contours d’une présence par défaut. Spectrale et cotonneuse, la silhouette évoque un souvenir tout aussi diffus, une réminiscence qui peine à reprendre consistance, comme le sont ses impressions d’enfance au Costa Rica. Il renonce ainsi à maroufler le portrait, comme il venait de s’y résigner avec Ghost Memorial.

Le geste de l’artiste vient de naître ; un geste de soustraction qui souligne le plein par le vide, l’être par sa surface d’apparition, la mémoire par les brumes du souvenir. Tel un rêve d’éternité qui se dérobe à la singularité d’une identité figée, Güdel ne conserve que les traits sommaires de la personne, son masque, sa persona. Sorte d’aura ou d’ectoplasme, le portrait semble étrangement rejouer la scène primitive de son invention fantasmée. Avant que le terme grec prosôpon, qui fut traduit par la persona latine, nous donne à penser l’étymologie partagée entre le « visage », le « masque » et la « façade » d’un bâtiment[1], tout le monde connaît la légende de cette jeune Corinthienne qui, désireuse de retenir l’image de son amant, trace les contours de son profil projeté sur le mur par une lanterne. Sur ces lignes, son père, le potier de Boutadès, applique de l’argile puis fait cuire l’empreinte amoureuse pour en réaliser un médaillon, comme le détaille Pline l’Ancien dans l’Histoire naturelle. Ainsi auraient été inventés et le premier bas-relief, et le premier portait de l’histoire. Si bien que la prétendue origine de la peinture serait le fruit de l’amour ou, ce qui a plus de sens pour nous, la peur de l’oubli, la perte, voire la mort. À vrai dire, les premiers portraits singuliers, attestés par l’Histoire de l’art, furent d’autres funéraires et avaient pour vocation d’être ensevelis avec leur momie, comme en témoignent les portraits du Fayoum. Reste que l’ombre portée traverse l’histoire de l’art, des empreintes pariétales au théâtre d’ombres en Chine, en passant par les céramiques à figures noires ou rouges en Grèce antique. La lumière fut en cela le premier matériau. Elle traçait, selon des échelles variées et sans prérequis technique particulier, le contour des existences jusqu’à ce que l’on parvienne à la dompter et à la fixer sur une plaque de métal, avec l’invention du daguerréotype.

Sombras blancas, un support de mémoires 

Les ombres blanches qui font retour dans la peinture de Güdel, tels des fantômes perdus dans la jungle de ses souvenirs, en sont le support privilégié. Il n’est pas sans poser question que l’historien de l’art à la méthodologie scrupuleuse, directeur de l’Institut Ferdinand Hodler et à ce titre en charge du fonds d’archives de ce peintre, se passionne pour ces surfaces d’apparition. À l’archive, fidèle, classifiée, hiérarchisée, Güdel semble préférer la page blanche des potentiels, où s’écriront les mots et les histoires que d’autres composeront. De même, ses silhouettes blanches apparaissent tels des « subjectiles », prêtes à recevoir la couleur de nos émotions. Dans le bâtiment, le subjectile est une surface destinée à recevoir une couche de peinture. Il prend, avec le philosophe Jacques Derrida tirant la métaphore initiée par Antonin Artaud, le sens d’un support d’inscription où se noueront, selon un subtil jeu de mots, le subjectif et le sujet[2]. Cette pirouette littéraire et philosophique n’est pas sans évoquer les correspondances étymologiques entre le visage, le masque et la façade, ainsi que nous le mentionnons plus haut. Tel le « mur blanc », théorisé au même moment par Gilles Deleuze et Félix Guattari, le visage se réduit à une pure surface d’inscriptions prête à recevoir les signes et les insignes d’une rhétorique du sujet[3]. À la différence que les silhouettes blanches du peintre ne sont plus le moule dont ont besoin les déterminations sociales pour rebondir, mais une surface sensible, tel un papier photo, en attente d’être irradié par des impressions partagées. Génériques, les portraits de ses grands-parents, Victor et Doña Romanita en el jardín de Olla Cero, alimentent la bibliothèque de nos imaginaires en devenant le support d’une mémoire collective. Avant que l’individu ne se présente au monde et qu’il n’endosse l’identité dans laquelle la société le moule, il est, pour le duo de philosophes, une surface d’inscription, mur blanc, dont la subjectivité perce par la force d’un regard, trous noirs. Chez Güdel, le système de visagéité mur-blanc trou-noir n’est plus. La carte du visage a émoussé ses lignes, ses creux, ses plis et ses reliefs. Il est à nouveau un territoire vierge à arpenter. Résumés à quelques traits, sans véritable modelé, ses portraits sont affranchis du morne face-à-face des subjectivités signifiantes. Le visage cède sa place au paysage, l’être aux devenirs, les certitudes aux repentirs.

Ainsi les multiples strates de peinture qui composent ses toiles, sur lesquelles l’artiste n’hésite pas à revenir des semaines, des mois, voire des années après (Christine III, 2015-2016/2020-2021), fonctionnent d’un même élan. Elles content leur propre histoire, étape par étape, date après date, en une superposition de couches de peinture pareille aux multiples évènements qui trament une vie. Les tableaux, comme les silhouettes, sont en cela la trace d’un temps compilé et d’un passé qui fait retour à chaque instant. 

Sondant les tréfonds de la mémoire, l’artiste-historien amasse et entrelace pêle-mêle les registres d’images. Au côté de son album de famille, de ses photos d’enfances ou de son enfant aujourd’hui, s’agrège le paysage de visages célèbres ou anonymes devenus, en quelque sorte, familiers. Par leurs présences quotidiennes dans l’imaginaire collectif, ils agencent l’iconothèque de l’artiste, à l’instar de l’iconique Maryline, de la présentatrice Claire Chazal qui s’invite tous les soirs dans les foyers, ou de ces selfies d’inconnus qui exhibent et mettent en scène leurs vies sur les réseaux. Les silhouettes blanches sont devenues des vecteurs d’histoires, dont l’artiste se fait peu à peu le chroniqueur. 

Chroniqueur du quotidien

Soudain, l’entreprise d’archivage et la méthodologie de l’historien prennent un nouveau tour. Équipé de son smartphone, Güdel accumule les clichés, comme autant de documents indexés de métadonnées : horodatés, géolocalisés, accessibles d’un geste, partout et tout le temps. Les strates de mémoire collective et personnelle s’imbriquent, les photos de ses recherches se mixent à la time line de son quotidien. Et dans ce continuum mémoriel, l’historien se rend plus proche que jamais du présent. Les « stories » mettent en crise la notion de permanence de l’archive, la spontanéité du geste célèbre l’instant et l’ordinaire, et les cadrages se font plus dynamiques, quitte à se courber, se plier, être déformé par le viseur. Plutôt que d’écrire l’évènement, l’œil machinique enregistre tout dans le flow d’une quotidienneté qui se fictionnalise en temps réel. Les selfies apparaissent dès lors comme une voie royale d’accès à nos mythologies. Ils cultivent l’idée d’un portrait collectif, tel ce usfie imaginaire dans lequel Güdel se glisse en compagnie de Hodler, Courbet et Yan Pei-Ming autour d’une table.

Tantôt faces, tantôt masques, les œuvres de Güdel présentent les atours d’une individualité qui se lit par les marges, par ce qui, sans cesse, nous échappe mais nous façonne malgré nous. Les ombres blanches sont en cela les spectres d’une mémoire qui nous hante, ou plutôt, avec laquelle nous cohabitons, nous devenons ce que nous sommes. Tramées de souvenirs épars, d’anecdotes imprécises et d’Histoires officielles écrites par les vainqueurs, les silhouettes sont à l’image de la couleur blanche sur les écrans de télévision : une synthèse additive du spectre coloré. De sorte, qu’au fil du temps, les figures de Güdel vont s’incorporer au fond ; les surfaces blanches tendre vers un au-delà du regard qui sonde l’écologie contemporaine des images. Omniprésentes et atmosphériques, elles nous enveloppent, communiquent entre elles, deviennent des images d’images.

Si face à ses peintures, la pensée est suspendue, absorbée par le blanc tel un éther neigeux, ou contrainte de le remplir par ses propres significations, ce ne sera pas pour combler un manque, une « blanche psychose », selon les termes du psychanalyste André Green[4]. Ces visages inachevés deviennent plutôt le symptôme de notre propre regard sur nous-mêmes. Le blanc agit en effet comme un miroir sur lequel rebondit notre réflexivité. C’est pourquoi les tableaux de Güdel inaugurent également une réflexion schizoïde de l’humain face à sa re-présentation, son redoublement. Plus précisément, c’est cette « torpeur invisible » ou « blanche narcose » qui fait retour. Dans la schize qui l’habite au point d’apparaître lui-même selon les attributs de sa fonction : historien de l’art en cravate, artiste en t-shirt, Güdel rejoue inlassablement l’écart entre la présence et la représentation, soi et son image. Tout portrait est fondamentalement double. Il est l’instauration d’une narcose, où un sujet-visage fait l’expérience de son objet-visage. Si bien que se voir par soi-même est littéralement un acte d’« autopsie ». Nul besoin de scalpels, de table ou de formol, le visage se dédouble dans le profil de son ombre, l’empreinte lumineuse qui irradie le papier sensible, le linceul qui conserve la trace du Christ. 

Que ces portraits, à peine esquissés, paraissent en attente d’une révélation, et semblent en cela étroitement liés au lexique religieux et photographique n’est donc pas un hasard. L’œuvre de Güdel ne cesse de rejouer la rencontre avec son double. Pour l’historien de l’art, passionné de Ferdinand Hodler, peintre de massifs montagneux ou de scènes de genre, mais aussi minutieux portraitiste, le rapport à mémoire se loge dans cette rencontre entre l’instant et l’éternité, la mémoire et l’oubli, moi et son autre.

En dépit du sentiment de perpétuation et d’accumulation que l’historien cultive, Güdel est profondément attentif à ce qui fuit et se métamorphose sans cesse. En privilégiant le contour sur la singularité d’un faciès, il met également en défaut l’entreprise de classification et de discrimination des visages, formulée par l’hypothèse du « mur blanc ». À travers les fantômes de l’histoire, Niklaus Manuel Güdel négocie, en dernière analyse, la réconciliation de ses deux cultures, de ses deux prénoms, de ses deux fonctions. Si une certaine mélancolie traverse ses toiles, ce n’est pas tant pour sonder la nostalgie d’une enfance oubliée, mais pour en saisir la fuite, l’exil immobile. À l’heure de l’hypermnésie généralisée par la traçabilité numérique, Güdel semble nous prévenir qu’il n’y a pas de mémoire sans une pensée de l’oubli ni de réel sans fiction. 


[1] Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1975

[2]Jacques Derrida, « Forcener le subjectile », in Antonin Artaud : dessins et portraits, Paris, Gallimard, 1986, p. 56.

 [3] Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Année zéro – Visagéité », in Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, pp. 205-234.

[4] André Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Éditions de Minuit, 2007.