Robert Longo. Dessiner la peinture

Robert Longo. 
Expositions Gang of Cosmos à la galerie Metro Pictures et Strike The Sun à la galerie Petzel, New York

Devenu célèbre dans les années 80 pour ses dessins hyperréalistes de citadins contorsionnés, Robert Longo présente, à l’occasion de deux solo show dans les non moins fameuses Galeries Petzel et Metro Pictures à New York, le fruit d’un travail à la fois intime et historique, politique et technique.

L’Empire de l’illusion

Gang of Cosmos d’abord comprend douze dessins au fusain de peintures expressionnistes abstraites d’après-guerre. De Willem De Kooning à Mark Rothko, en passant par Norman Lewis, Barnett Newman, Jackson Pollock ou Clyfford Still, l’artiste entame un dialogue étonnant avec ces géants de l’art américain. Sorte d’hommage et de détournement, ce travail de « simili-copie » apparaît comme une tentative pour l’artiste de faire renaître de ses cendres l’« École de New York ». Bien davantage, il s’agit pour Longo de contemporanéiser cet héritage, de l’ancrer dans l’allégorie, de créer du nouveau à partir de l’ancien.

2805_6-robert-longo-metro-pictures-(1)Robert Longo, Gang of Cosmos. Vue de l’exposition, 2014, Galerie Metro Pictures, New York

Chez Petzel, ce sont une fois de plus aux icônes et aux mythes de la nation que l’artiste s’attaque. Strike The Sun manipule les symboles : les fictionnalisent, à base de Moby Dick, pour mieux les discuter, les fixent au carbone pour mieux les révéler. Ici The Riderless horse, le cheval sans cavalier nommé Black Jack, accompagnant les funérailles de John F. Kennedy. Là l’installation du drapeau américain, laconiquement intitulé The Pequod, émergeant ou plutôt s’enfonçant dans le sol. Enfin, le magistral polyptique du Capitol, en vue frontale, impassible et monumental.

2805_15-robert-longo-metro-pictures-untitled-black-jackUntitled (Black Jack Boot), 2014. Fusain sur papier, 160 x 160 cm, FP 14/015

FP 14_019bLUntitled (The Pequod), 2014, Steel, wood, wax and pigment, FP 14/019

FP 14_xxx8LCapitol, 2013. Fusain sur papier, 307,7 x 1253,2 cm

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Pouvoir, grandeur et finalement orgueil d’une nation qui, poussée par l’hubris, tend finalement vers son autodestruction. Probablement inspiré par les critiques de Chris Hedges, et sa lecture des Etats-Unis à la lumière du roman d’Herman Melville, We Are All Aboard the Pequod, Longo dessine un portrait désillusionné de l’Empire américain[1]. Ainsi le drapeau représente le Pequod – le baleinier échoué du tyrannique Capitaine Achab –, le Capitole en est le cachalot blanc, la selle du cheval devient le cercueil d’Ismaël. Quand les expressionnistes abstraits métaphorisent l’équipage parti en voyage dans une lutte vaine, épuisée par avance par la rançon du succès. À l’image de la chasse à la baleine, devenue vers la fin du XIXe siècle une industrie ultra-libérale et complètement déshumanisée, l’exposition condense tout ce que la comédie humaine peut offrir de plus intrépide et obsessionnel.
Ce travail s’enracine donc à la croisée de multiples références, où s’articulent les thèmes ancestraux de la Bible, l’histoire intrinsèque des Etats-Unis et les fictions-politiques, mais où se distillent également les vices du pouvoir législatif, les forces économiques, et l’aventure dans ce qu’elle a de plus exaltée et téméraire. Au point que, comme dans Moby Dick, on ne situe plus exactement, le bien du mal, le noir du blanc, le vrai du faux, l’illusion de la réalité.

Ensemble, ces deux expositions produisent un énième discours sur la puissance et la démesure de l’Amérique, mais elles résonnent aussi d’une manière nouvelle dès lors que l’on considère, à la suite de Marshall MacLuhan, que le « médium est le message ». Car si chez Petzel, se découvre les illusions de l’Empire, ses faiblesses dans sa grandeur, c’est finalement une interrogation sur le médium même du dessin à laquelle nous convie l’artiste.
Le tour de force de Longo relève alors d’une double illusion : tous embarqués dans le navire, nous ne discernerions plus les contours du réel et de la fiction.

Draw-graphie

Copie de copie, ces dessins hyperréalistes séduisent pour leur technicité, leur excellence, leur tromperie aussi. L’illusion est si forte que l’on se prend naturellement à considérer ces dessins monumentaux comme de véritables photographies.
Difficile en effet pour quiconque ne connait pas son travail, de percevoir le trait si caractéristique du fusain. Ici la main remplace la mécanique de l’appareil photographique, capture des clichés, s’applique à les re-transcrire dans leurs moindres détails, de manière aussi froide et objective qu’une image photocopiée.
Dans une attitude quasi post-warholienne, l’artiste joue donc de la représentation dans la représentation, mais aussi du flux et du reflux d’images – médiatiques et artistiques –, ruinant ainsi l’original et la copie, l’archive institutionnalisée et la construction du souvenir. Se faisant, Longo dresse une sorte de constat désillusionné des icônes contemporaines à travers une pratique du trompe l’oeil et d’inversion des valeurs. Les symboles de la nation, reproduits en toute objectivité, de manière frontale et documentaire, ne témoignent-ils pas d’une extrême sensibilité ? Une sensibilité que l’on aurait tôt fait de rapprocher de celle si fine et ténue de certains autistes capables de reproduire dans leurs moindres recoins les détails les plus infinitésimaux d’une ville.

Les peintures expressionnistes abstraites, passées au spectre d’une machinerie humaine redoutable, apparaissent elles, comme les legs déchus d’un subjectivisme dépassé. Le traitement maniaque, par l’excès de détails d’une part, et tragique, par le caractère monochromique du fusain d’autre part, confère paradoxalement à ces œuvres une dimension plus abstraite et, en quelque sorte, inauthentique.
Traduites en noir et blanc, ces icônes de l’art post-moderne prennent soudain le sens d’un passé révolu, du moins soumis à un nouveau système temporel : celui fragile et complexe d’un archiviste contemporain travaillant, précisément, au fusain. Carbonisées en vase clos par le médium, ces œuvres semblent en effet s’accommoder d’une révélation précaire, où, sous la délicate couche de vernis, la plaque de verre ou le plexiglas, ne se trouvent que poussière et poudre noire. Poussières, ces œuvres retournent en poussière. À jamais gravées dans les mémoires, elles n’en paraissent que plus oubliées. Devenues clichés, elles en perdent leur aura, comme condamnées à errer dans le Musée imaginaire des lieux communs.

2805_7-robert-longo-metro-pictures-after-pollock-autumn-2013-rhythm-number-30-1951After Pollock (Autumn 2013 Rhythm, Number 30, 1951), 2014, fusain sur papier, 231.8 x 457.2 cm

Que penser également de cette étrange appropriation traduisant le geste exalté d’un Pollock par la retenue d’un dessin hyperréaliste, dont on ne peut que saluer l’extraordinaire précision et féliciter la patience d’exécution. Au Dripping inventé par l’artiste expressionniste – témoignage exemplaire de l’Action Painting, de la spontanéité ou d’une forme de rébellion –, répond une attitude quasi monastique de traduction de médium à médium. Lenteur, patience, finesse d’exécution, voilà autant de manières inattendues de traduire l’énergie furibonde de Pollock. Voilà autant de manières de couper le flux des images, en ce qu’elles ont de profus et de néfaste dans leurs diffusions massives et intensives.
De même l’opulence de la couleur, si emblématique de l’expressionisme abstrait, se trouve aux mains de Longo en proie à une sorte de réduction objective, faisant de chaque valeur de rouge, de jaune ou de bleu, un ton de gris presque identique. Pour autant il ne s’agit pas pour l’artiste new-yorkais de déprécier ou de censurer cet art, mais de contemporanéiser une vision désormais appareillée par de multiples techniques d’enregistrement, de reproduction et de diffusion. Comme imprimées en noir et blanc, ces oeuvres convoquent finalement l’imaginaire de la copie, celui auquel se frottait l’artiste, lorsque, enfant, il tournait sans les lire les pages aux images grisées des magazines.
Peut-être est-ce en cela que si dans l’expressionisme abstrait chaque coup de pinceau annule le précédent et réagence fortuitement la surface de la toile, chez Longo chaque trait est nécessairement « connecté » à un autre, configurant en cela une nouvelle matrice. Aussi la vitalité des premiers se trouve canalisée, plutôt que réifiée, revitalisée, plutôt que re-visitée.

Au fond, cette double exposition met en balance « What we thought we could be versus what we are right now »[2] (Ce que nous avons pensé que nous pourrions être versus ce que nous sommes en ce moment). Elle mêle habilement un passé et un futur, le fond à la forme. Et comme il le dit lui même «they’re not art about art, but art from art».  Un art qui se situe dans cette zone intermédiaire entre dessin et photographie, copie et invention.

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[1]Chris Hedges, We Are All Aboard the Pequod, juillet 2013, http://www.truthdig.com/report/item/we_are_all_aboard_the_pequod_20130707 + http://www.popularresistance.org/americans-trapped-on-pequod-in-suicidal-chase-for-moby-dick/
[2]. Laster, Paul, Robert Longo interview : « The shows represent what we thought we could be versus what we are right now, », in TimeOut.com (1er avril 2014). [En ligne] http://prod-images.exhibit-e.com/www_metropicturesgallery_com/RL_TONY_2014.pdf

Photo de couverture :
Credit : Courtesy de l’artiste, Petzel et Metro Picture, New York.

Gang of Cosmos à la galerie Metro Pictures à New York du 10 avril au 23 Mai 2014, et Strike the Sun à la galerie Petzel du 10 avril au 10 Mai 2014.