Effacer pour mieux révéler. Matthieu Boucherit
Matthieu Boucherit. Effacer pour mieux révéler
« Plus on regarde exactement la même chose,
plus elle perd tout son sens,
et plus on se sent bien, avec la tête vide »[1]
Comment décortiquer les dispositifs de visibilité du contemporain, ceux-là mêmes qui organisent l’architecture du web, dictent et prescrivent ce que l’on voit ? Techniques plus ou moins invisibles, plus ou moins invasives, les moteurs de recherche, les vignettes de Google images, les effets de scoop, de buzz, de likes ou de share sont autant d’outils manipulés et qui nous manipulent. Ils sont l’appareillage complexe d’un éventail panoptique informationnel qui ne reflète, en fin de compte, que la loi de sa propre spirale.
Initiée en 2013, le projet Le poids des images de Matthieu Boucherit aborde notre rapport aux images et leur impact dans une logique de flux et de reflux médiatique. Quand les images deviennent les ombres et les doublures d’elles-mêmes, quand le selfie de Kim ou les fesses de Justin focalisent autant l’attention que celle d’un petit garçon syrien gisant sur une plage de Turquie, quand l’onde de choc se dissout à la surface de l’image et que, celle-ci, polie par des yeux qui ne savent plus voir ou qui ont trop vus, se consomme et se consume, la puissance scopique se fait l’écho d’une passion du réel dévorante. Dans un geste iconoclaste mu par une volonté de montrer ce qu’on ne saurait voir, Matthieu Boucherit efface pour mieux réécrire l’histoire, opère par soustraction afin de se loger dans cet écart minimal qui met le réel à nu.
Il y a d’abord cette série de Peintures d’Histoire, dont l’origine académique offrait au genre un format défiant tous les autres. Grandiloquentes, souvent commanditées par le clergé ou l’État, elles se présentaient comme un monument d’histoire. Une Histoire de vainqueurs inspirés de héros grecs, de personnages religieux ou de scènes de conflits. Aujourd’hui, cette histoire nous est contée au travers d’écrans, d’une mosaïque d’images dont l’ordonnance dépendra d’une indexation négociée en amont. Réalisées à l’acrylique sur toiles, sur un châssis de moins de 4 cm, Matthieu Boucherit peint des zones de guerre et de rébellions : Printemps Arabes, Syrie, Irak. L’histoire se fabrique à la taille des vignettes Google, force le regard, oblige le corps à se courber, à prendre part à une actualité qui, médiatisant la souffrance et sublimant le désarroi, tend à nous confondre dans l’indifférence.
Puis vient la série J’AIME. Nos téléphones portables sont devenus l’œil et le viseur, la prothèse et l’arme par lesquels nous sommes tous acteurs et diffuseurs d’images. Présentées sur un plan d’égalité, des images d’actualités, publicitaires ou de guerre sont alignées aux côtés d’images plus personnelles, de paysages ou de selfies, de moments de fun ou de distractions entres amis. Minutieusement réalisés à l’encre sur des Iphones manufacturés, faisant office de cadres, Matthieu traite ces sujets comme autant d’archives contemporaines. Travaillant point par point, en retirant l’excès d’encre à l’aide d’une estompe, le dessin semble mimer le traitement de l’information, comme noyé dans un bruit confus. De cette même implication dans le travail de représentation, les sujets deviennent presque similaires, indissociables, prétextant un même impact, comme faisant partie d’un même genre, d’une même Histoire. La charge émotionnelle de certains sujets se perd alors dans une vision globale, celle de ce paysage virtuel où défile l’histoire de nos images, et où la notion J’AIME devient une appréciation paradoxalement commune.
L’installation Google.WAR évoque, quant à elle, la corrélation entre les images et la définition du conflit que ces dernières semblent refléter. Si le mot WAR renvoie à la guerre, il désigne aussi le fichier informatique utilisé par Google pour archiver des données (Web application Archive). De cette homologie, Matthieu Boucherit travaille l’absurdité d’un geste qui se répète, qui retranscrit de manière quasi tautologique, les archives du web à partir du mot. Reproduites à l’encre, vignettes après vignettes, selon le dispositif du célèbre moteur de recherche, les images sont ensuite dissoutes en totalité ou en partie, représentant davantage la guerre des images que la guerre en images. Reliquat d’émotion, chacune des peintures se dilue dans un indiscernable, dans une sorte d’éthos contemporain, où seul subsiste le jeu des contrastes et des couleurs, des formes et des profondeurs. Plus de 1600 peintures, correspondant aux 16 pages de recherche, ont ainsi été réalisées. Progressivement se perçoit une définition « imagée » de la guerre : les tons de gris évoquant les Grandes Guerres, des premières pages, se mêlent aux couleurs chamarrées d’Internet. Peu à peu, la guerre se fait films d’action ou jeux vidéo, spectacle ou fantasme d’une société où le bien et le mal diluent leur sujet en autant d’objets de consommation.
Choisissant de baser sa réflexion sur la présentation d’une œuvre dans un contexte particulier : celui du salon ou de la foire d’art contemporain, Boucherit propose avec ses séries Les Blessures et La Plage, présentées à l’occasion du Salon Ddessin, une lecture critique à plusieurs niveaux. Parce que le lieu de monstration devient le cadre et la matière à une sorte de tourisme culturel, la proposition formelle présente d’elle-même ses enjeux commerciaux.
Ici, le dessin semble apaisé, pareil à une mer calme, dont Boucherit parvint à rendre le modelé avec beaucoup de réalisme. Scintillement des multiples points de lumière sur l’eau, mousses et écumes, mouvement des vagues, brume des nuages. L’image ressemble à une photographie – belle, douce, apaisante. Pourtant quelque chose résiste, une sorte de punctum ou de bug ; une opacité de surface qui soudain stoppe le flux, capte le regard et ouvre sur un hors champ dont on devine le drame qu’il tente de cacher. Grossièrement gommé, le sujet semble recouvert par l’outil tampon de la barre d’outils du célèbre logiciel Photoshop. Inversant les pratiques de retouche des images de propagande, Matthieu soustrait le contenu comme pour mieux le révéler, en affirmer le déni.
Si le flux d’information transforme les images en clichés, et si ces derniers démobilisent plus qu’ils ne mobilisent, les actualités tendraient à provoquer une sorte de « blessure » dont on se protégerait par apathie et indifférence, par la fuite dans le divertissement ou la consommation. Présentés sous la forme d’un coffret d’images décoratives ou d’ambiance, semblable à ceux que l’on retrouve sur les étals des grandes enseignes de décoration intérieure, les dessins de mer offrent une vision contemplative de l’actualité. Mais à la lisière du cadre se découvre un détail, un bout de main, un indice dont la partie évoque le tout. Cette installation en Display confronte le spectateur à une œuvre prête à consommer qui le renvoie à son rôle de client, mais aussi à celui de citoyen du monde. Quand les médias traitent les images d’Aylan ou de migrants comme des catalyseurs de prises de conscience, lorsque celles-ci circulent et se retrouvent instrumentalisées, elles se banalisent et perdent leur dimension politique. Aussi, n’est-ce pas la surabondance d’informations ou de souffrance qui blesse, mais l’impossibilité pour nous de leur rendre un regard. Marines contemporaines, Les blessures posent un voile sur ce qui à force d’être vu n’est plus perçu, mais au-delà sont un hommage à toutes ces victimes disparues en pleine mer.
Dans la plupart de ses travaux, Matthieu Boucherit tente de créer une tension entre une réalité crue et nos comportements face à celle-ci. Il soulève, dans un vocabulaire plastique varié, les paradoxes d’une société morale en conflit avec elle-même et les vices de certains systèmes qui tendent à nous distancer de la réalité. Évoquant frontalement la dimension lucrative de l’œuvre, il tente plus habilement de décorréler l’aspect commercial de celui artistique, afin de s’insérer dans cet écart qui seul permet d’interrompre la répétition et la réification du sujet en objet.
[1] Andy Warhol, POPism : the Warhol 60 ‘s, Paris, Flammarion, 2007, p. 50.
1 Comment
Il y a un beau métier en peinture comme en dessin. Une matière sensible qui vibre à la surface du support quelqu’il soit. Il y a ce qui fait partie des créations contemporaines artistiques un premier rapport au monde soumis un autre regard celui de la photographie ou d’un photographe… (« D’une » même faudrait-il dire car les reporters de guerres sont de plus en plus des femmes dont le salaire est 30% moins cher que celui des hommes ainsi que leurs assurances vie… mais là passons !). Il y a donc effectivement retour de la peinture sur ces inondations d’images que nous connaissons. Plus elles sont fortes et difficiles à voir et plus la peinture en gagne elle aussi en intensité. Plus elles sont banales et quelconques, à l’opposé des premières, et plus la peinture gagne en intensité. Pourquoi ? La peinture qui est temps et pensée et sensibilité dans la durée et le métier s’y retrouve souveraine. En reconquête d’un réel qu’elle n’arrive plus à conquérir directement, depuis quelques temps. Elle y parvient à nouveau. La peinture devient alors rédemptrice, monument nécessaire aux épisodes de notre temps. Elle re-témoigne, certes, avec son poids sacralisé depuis longtemps aux yeux de nos sociétés occidentales. La question que je me pose et le pourquoi nous en sommes arrivés-là ? à une position iconoclaste en partie : celle de ne pouvoir peindre directement le monde, comme si nous étions condamnés quelque part à commencer par une saisie, par un outil, l’appareil photo, robot ou prothèse de l’oeil et politiquement témoin de « ce qui a été ». Le monde tel qu’il est, est-il devenu non picturable ?