Lucien Roux, Wild West Parano

Lucien Roux, Wild West Parano, exposition personnelle Palm Trees, Galerie Houg, Paris 15 septembre au 28 octobre 2022.

Il y a un flou. Un fondu qui nous immerge dans l’infini des détails, générant une approche presque paranoïaque ou hallucinée de l’image. Celle-ci se présente comme une matrice de traits et de lignes, où s’enroule projection sur projection : celle de la photographie originale projetée sur la toile et celle de l’aérographe qui recouvre de manière exhaustive, presque maniaque, chaque parcelle de cette dernière. 

À l’origine de la démarche de Lucien Roux se noue une réflexion sur l’appropriation d’un espace par la photographie. Comment un territoire géographique est-il abordé par le territoire de l’image, sa singularité technique, son inconscient idéologique ? L’artiste travaille généralement à partir de fonds d’archives accessibles en ligne, et s’intéresse entre autres aux vues stéréoscopiques qui permettent d’appréhender les reliefs grâce à deux images similaires. Inventé au milieu du XIXe siècle, le procédé connaît un engouement auprès des publics avec le développement de la photographie de paysage aux États-Unis, lequel coïncide avec la conquête vers l’Ouest. Jalonnées par divers évènements historiques, tels que les ruées vers l’Or ou la Guerre de Sécession, ces photographies des grands espaces américains vont contribuer à forger l’identité de la nation. L’image du Far West (ou Wild West), la figure du Cow-Boy fumant sa cigarette ou les lignes de chemin de fer vont peu à peu instiller l’idéal de l’aventurier partant pour des expéditions ambitieuses à la rencontre des indigènes ; cliché que la culture hollywoodienne ne cessera d’explorer par la suite.

Se fondant sur les photographies de William Henry Jackson, qui participa à l’une des expéditions d’inventaire et de levés de terrain appelés Four Great Surveys, Lucien Roux conte cette épopée à caractère scientifique ayant permis à des millions de personnes de découvrir la nature sauvage de ces contrées reculées. Si Yellowstone devint, à sa suite, le premier parc national et sensibilisa aux problématiques écologiques, la commercialisation des cartes postales stéréoscopiques colonisa les imaginaires, comme les entrepreneurs et investisseurs colonisèrent les terres des autochtones. Ce qui avait pour mission initiale d’illustrer la « beauté et la puissance de la nature » devint un outil d’exploration et d’exploitation qui détruisit le paysage qu’elle tentait de sublimer. Ainsi des photographies de plantation de tabac ou de théiers provenant de fonds d’archives de la colonisation française, ou de palmiers le long de la voie ferrée dans le grand Ouest prirent un tout autre sens : tantôt matière première à exploiter, tantôt promesse d’évasion, de prospérité et d’exotisme. L’importation massive des palmiers à cette époque accompagna l’enchantement pour le tropical de la fin du XIXe siècle. Les plantes panachées s’alignèrent progressivement le long des rues, colonisant ainsi le paysage de la côte ouest. Tandis que l’industrie hollywoodienne paracheva son mythe en en faisant un symbole du show-business, un élément de décor pour les films et les clips. En focalisant son intérêt sur les palmiers, Lucien Roux pointe la triste ironie d’une plante devenue une figure idyllique des sociétés coloniales et capitalistes décorant désormais les intérieurs des foyers occidentaux sous la forme de papiers peints ou de coussins, et mourant asséchée sous le soleil. Si le stéréoscope offrit une vision plus réaliste du territoire grâce à la perception du relief, il participa avant l’invention du cinéma à la spectacularisation et la réification de la nature, en faisant du paysage un décor de théâtre à observer derrière un masque binoculaire.

De sorte que la saturation visuelle, l’absence d’horizon, la profusion de détails développés par l’artiste sont une manière de rejouer l’inventaire systématique du paysage et sa transformation en cliché. En ponçant l’enduit déposé au préalable sur sa toile, l’encre de l’aérographe glisse et l’œil passe à travers la figure grâce au traitement homogène des plans, où le fond et la forme s’entremêlent. Il en résulte un effet vaporeux qui conserve la matière en suspens, comme un halo cristallisant un souvenir diffus. Si l’approche de ces toiles semble paranoïaque, c’est que les millions de clichés et vues stéréoscopiques doublant l’image noient le regard dans une pulsion scopique qui exacerbe les fantasmes et les délires. « Plus tu rentres dans l’image, plus tu vois ce que tu veux ». Les effets de cette densité semblent alors aspirer le regard dans un trou noir hypnotisant.