Loi Carrez. Luc Lapraye

Préface d’exposition «  Loi Carrez », Luc Lapraye, Galerie Gabrielle Maubrie, Paris, mai 2015.

Pour cette première exposition personnelle, Luc Lapraye impose, non sans une dose d’humour et une franche radicalité, un geste iconoclaste qui court-circuite autant les diktats de la fonction sociale des œuvres, que leurs mises en circulation par le marché et ses collectionneurs.
Market&History est un diptyque antithétique, à la fois envers et revers du cheminement emprunté par le champ de l’art aujourd’hui, positif et négatif d’un art contemporain cherchant à s’affranchir autant d’une Histoire , qui l’enferme dans le carcan d’un académisme, que d’un marché en régulant le sens, la trajectoire et bien évidemment, le coût. Un art qui serait par conséquent toujours déjà jugé d’avance, dont la valeur dépendrait du nombre de zéros, de ses exégètes, et de tous ceux qui contribuent, de près ou de loin, à l’émergence d’une œuvre. Car si l’un a l’idée, l’autre la réalise, un autre encore en permet l’exposition, puis la vente, quand le critique en produit le commentaire éclairé, le collectionneur la plus-value, l’institution la consécration, le visiteur, la découverte stupéfaite. Un réseau d’interférence qui fonctionne au final comme un système clos, autocentré sur lui-même, autoglorifié par ses acteurs et ses détracteurs. Prélude à ce qui organise le plan de l’exposition « loi Carrez », ce diptyque annonciateur se veut l’expression d’un mouvement global, politique et critique, spéculatif et subversif, centripète et centrifuge.
Sous ce titre énigmatique, l’artiste nous invite à considérer les différentes surfaces exploitables. À l’origine, il s’agissait de fournir à l’acquéreur d’un « lot », une superficie dite « loi Carrez », du nom du député UMP Gilles Carrez. Cette loi visait à améliorer la protection des acheteurs d’un bien immobilier, en mentionnant la superficie privative, et en excluant de ses calculs les pièces dont la surface sous plafond étaient inférieures à 1m80. Elle se voulait par conséquent l’étalon d’une surface au mètre carré, dont le prix se mesurerait selon un ratio valeur/ surface.
L’indice du prix de vente et de location au m2 d’un bien immobilier n’est pas sans rapport avec l’escalade du prix d’une œuvre sur le marché de l’art. En vendant ses toiles au mètre carré, selon une nomenclature sérielle et un fonctionnement en diptyque, Luc Lapraye met en place une mesure incitative : il accompagne le mouvement de spéculation de l’entreprise managériale de l’art, d’une part ; il dénonce habilement le traitement publicitaire de cette dernière, d’autre part. Telle est l’idée, à la fois simple et sarcastique, de cet artiste émergeant, dont le style épuré n’est pas sans rappeler la tradition de l’art minimaliste ou conceptuel.
À la fois pragmatique et programmatique, avec tout ce que cela comporte de saugrenu et d’ingénu, cette proposition transpose de manière formelle le coefficient qualitatif/quantitatif. Tandis que l’on pourrait croire que le prix des œuvres au mètre carré gonfle en proportion de la taille du bien, l’artiste, à l’instar du marché immobilier, inverse le postulat : plus la surface est petite plus le ratio est élevé. Cette dimension paradoxale renverse les poncifs, et trouve dans ses oxymorons sa pointe achevée. Clair obscur. Douce violence. Illustre inconnu. En apparence contradictoire, le rapprochement de ces termes condense une dynamique du temps présent, comme en témoignait dernièrement l’ouvrage The Age of Earthquakes co-écrit par le critique et curateur Hans Ulrich Obrist. Il est temps d’inventer un nouveau glossaire, de laisser les associations diverses déployer des lexiques improbables, dissonants, provocants. Ainsi « smupid » devient la contraction de smart + stupid, « stuart », celle de stupid + smart. On pourrait dire que chez Luc Lapraye, les choses prennent la forme de ce couplage ambigu qui trouve, pour clore le parcours, son aboutissement dans l’œuvre appropriation, doublement citationnelle : Nu(e) descendant l’escalier de Duchamp s’accouplant avec Fontana, la forme la plus concrète et allusive.
Dans une facture neutre, mécanique, et un mode de fonctionnement fondé sur un ratio, l’exposition « loi Carrez » de Luc Lapraye est un défi lancé aux générations passées et à venir.