L’avenir est aux fantômes. SMITH
SMITH (dorothée smith), ДАВАЙТЕ МЕЧТАТЬ, Rêvons, Galerie Les Filles du Calvaire, Inferno, la revue, février 2016.
L’avenir est aux fantômes
C’est la mémoire qui crée les fantômes, et lorsque celle-ci est appareillée, il y a de grandes chances pour que ceux-là soient plus présents encore. Dans son film Spectographie, SMITH (dorothée smith) nous immerge, avec toute la candeur et la poésie que réclame une telle aventure, dans un monde de spectres, de revenants, de lunes et de rêves. Au-delà du deuil et de la mélancolie, cette œuvre glisse habilement du document à la fiction, du diaphane à l’obscur, du froid au chaud. L’artiste y mène une enquête savamment tissée d’intensités amoureuses et de prothèses technologiques : les secondes cherchant à pallier l’absence des premières. Poursuivant une esthétique atmosphérique aux tonalités filtrées – comme pour réinjecter une historicité que le présent ne saurait plus contenir –, SMITH donne une texture à notre mémoire, prête une douceur à la machine, active une narration où se mêlent voix off et témoignages, références philosophiques et culture rétro pop, expérimentations scientifiques et mondes oniriques. C’est cette tension, toujours palpable, qui offre à ses images une dimension plus haptique qu’optique, qui charge ces dernières d’une puissance auratique, qui en restitue la caresse, la trace éphémère, la consistance du fantasme.
Que la forme cinématographique ait à voir avec les fantômes, qu’elle en soit la « science », ainsi que Derrida dans Spectres de Marx l’évoque, c’est parce qu’elle se présente comme une « hantologie », c’est-à-dire la manifestation d’une trace à la fois visible et invisible issue du passé qui hante le présent. En enregistrant, pour la première fois dans l’humanité, les sons et les images de l’homme, la modernité donnait naissance à un monde de doublures qui allait façonner une autre mémoire, non plus biologique, mais mnémotechnique. Parce qu’ils enregistraient tout, c’est-à-dire aussi tout ce qui est au-delà ou en deçà des perceptions humaines, ces appareils sont les premiers à produire des effets qui ne sont pas, des effets relevant d’une certaine magie. Tandis que les balbutiements de la psychanalyse tentaient de percevoir les maladies invisibles à l’œil nu, grâce à d’innombrables techniques allant de l’hypnose à la photographie, qu’Edison était persuadé de pouvoir enregistrer la voix des morts et que s’organisaient des séances spirites, un irrépressible désir de conjuration des morts et des flux imperceptibles voyait le jour. La fin du XIXe siècle affirmait la victoire de l’invisible, de l’inconscient, des spectres et des ectoplasmes sur les phénomènes tangibles. Elle répondait, en creux d’une logique rationnelle, à une posture irrationnelle de revenance. La modernité réactivait un vieux fantasme d’immortalité, où désormais chaque présence s’imprésente, se donne à voir et à revoir, s’écoute et se réécoute, se conserve ou bien s’efface. « Le royaume des morts, nous rappelle Friedrich Kittler, est aussi étendu que les capacités d’archivage et de transmission d’une culture donnée »[1]. Mais ce royaume s’étendant, se peuplant de revenants toujours plus proches de nous, est aussi ce qui nous éloigne d’eux, nous prive de leur caresse, de leur chaleur, de la moiteur de leurs mains, du souffle duquel on aimerait rester suspendu.
Alors SMITH s’implante une puce électronique, Cellulairement, lui permettant de ressentir la présence de corps absents à travers la captation de leur chaleur. Réalise des thermogrammes, dont le tirage sur aluminium refroidit d’emblée l’empreinte. Modélise en 3D des sculptures intriquées, telle la rétention matérialisée d’une étreinte à jamais figée quoique déjà parasitée par un souvenir emmêlé. Mobilise l’imaginaire du drone comme pour suggérer une emprise omnisciente, invasise. Autant de registres d’images, de superpositions d’archives et de techniques de captation qui introduisent un regard autre.
« Où je suis, tu es plus que moi », ta présence immense érode la mienne. Je disparais. Je suis hantée. Traumatisée. Un personnage nouveau cohabite avec l’ancien, prend lentement sa place, « dont le présent ne surgit d’aucun passé, dont le futur n’a pas d’avenir »[2] écrit Catherine Malabou. Cette « ontologie par accident » est ce qui conduit SMITH à TRAUM, un projet en cours de réalisation, dont on découvre, à l’étage, des fragments, et dont on tente de reconstituer l’histoire, soit même frappé d’amnésie, bouleversé par les 59 min du rez-de-chaussée. C’est sur fond d’une hantologie brute, résiduelle ou traumatique que SMITH réactualise la fantasmagorie du fantôme. Car si ces derniers nous suivent, grâce à nos technologies, ils savent tout aussi bien nous poursuivent, nous hanter, nous faire bifurquer, dévier de nous-mêmes. Yevgéni répond désormais au nom de Jénia. À la suite d’une erreur technique, dont il tient la responsabilité, le vaisseau Soyouz TMA-99M a implosé. Les rêves d’étoiles deviennent des cauchemars, le monde diurne plonge dans une nuit noire, un rêve éveillé duquel il paraît impossible de s’extirper. La foule prend les airs d’un cortège de zombies, les corps chauds paraissent sans vie.
« L’avenir est aux fantômes » prévient Derrida, car nos médiations techniques les décuplent, en sont les réceptacles, en restituent la présence, en propose l’embaumement, en supporte la cristallisation.
Croyez-vous aux fantômes ? Oui, maintenant.
[1] Friedrich Kittler, Gramophone. Film. Typewriter, Stanford University Press, 1999, p. 13. « The realm of the dead is as extensive as the storage and transmission capabilities of given culture ».
[2] Catherine Malabou, Ontologie de l’accident : Essai sur la plasticité destructrice. Léo Scheer, 2009.