Thomas Devaux. Fetish & Totem

Fetish & Totem, sur la série Totem de Thomas Devaux

Les photographies de la série Totems s’imposent au regard. Droites, élancées, aussi hypnotisantes que réfléchissantes, elles irradient l’espace d’une aura particulière qui absorbe le corps et l’esprit en suscitant un désir irrépressible. La contemplation est ravageuse, envoûtante, rétinienne ; elle exploite la structure du fantasme et des pulsions libidinales. Pourtant Cet obscur objet du désir traque les mécanismes de notre fascination pour les surfaces et les simulacres du capitalisme tardif. Plus proche de l’objet que de la photographie, l’œuvre détourne le fétichisme de la marchandise au profit d’un nouveau totémisme.

Avec sa série Totems, Thomas Devaux poursuit et radicalise sa critique des stratégies marketing en investissant davantage le lien ténu qui s’installe entre diverses expressions de transcendance aujourd’hui. Dans la série Rayons, débutée en 2016, le sujet et le procédé photographique se rencontrent dans un indiscernable qui tient lieu de titre. Les « Rayons » évoquent autant les étals des supermarchés que la technique optique utilisée pour dilater chromatiquement les faisceaux lumineux.

Semblables à des peintures expressionnistes abstraites, ses images construisent photographiquement leur objet selon une frontalité de surface réduite à un reflet opaque, voire narcissique. Ses photographies bouclent le regard sur lui-même selon une perception-consommée devenue une finalité en soi. Le spectacle de notre propre vision — érigée comme visée — se consume alors, à l’instar des visages absents de la série The Shoppers. Présentés en contrepoints, les individus saisis lors de leur passage en caisse émergent de manière spectrale d’une composition brumeuse en noir et blanc qui dramatise les signes d’une consommation fondée sur la captation de l’attention par des tons chamarrés et racoleurs.

The Shopper 10 + Rayon 9.33

Les photographies de Devaux semblent en cela se consommer dans leur finalité perceptive, mais ce serait oublier que le verbe consumerstipule une destruction pure et simple, tandis que consommer, au sens littéral, suppose une destruction utile, employée à quelques usages. Son œuvre manifeste une ambiguïté supplémentaire dès lors que l’on s’attarde sur sa puissance symbolique en termes de rayonnement et de lien entre les sujets et les objets. Serties d’un cadre à la feuille d’or, ses photographies sèment le doute, elles sont investies d’une tension permanente entre le profane et le sacré, entre l’exploitation des pulsions et l’éveil à la méditation. De même que l’icône est toujours traversée par une intentionnalité qui va au-delà d’elle-même, l’œuvre de Devaux ne saurait être contemplée pour ce qu’elle est, parce qu’elle possède la puissance symbolique d’un halo magique. Elle est toujours le moyen d’autre chose, et non le strict effet d’une finalité programmée.

Les œuvres génèrent en effet leur propre lumière, elles diffusent leur énergie par un effet de halo qui opère une transfiguration du profane au bénéfice d’un moment de communion. Réalisées sur verre dichroïque, les photographies de la série Totems obéissent à une composition verticale et miroïque qui intègre le corps du spectateur en le fondant dans la couleur. La confrontation physique et formelle avec le regardeur révèle une part enfouie : celle du primitivisme magique que cristallise la forme-totem. Si Walter Benjamin dénonçait la fin de l’aura et la perte de la valeur cultuelle au profit de la valeur d’exposition et du développement des techniques industrielles de reproduction, Thomas Devaux parvint, par un étrange paradoxe, à recouvrer le culte et la notion de sacré précisément grâce au dispositif technique et aux règles définies par le marketing. Si le commerce avec des choses est le lien social par excellence, la publicité est un symbolisme, c’est-à-dire le moyen de faire du lien.Le protocole photographique fabrique l’aura en maintenant une esthétique codifiée, réglée, millimétrée, tel un horizon de négociation de valeurs partagées. L’affaire est minutieuse et périlleuse, elle se situe en deçà de toute posture morale et au-delà de toute connivence marchande ou religieuse. Elle vise à réunifier les intentions techniques et spirituelles par l’incarnation et la projection matérielle des sentiments, des croyances et des désirs des spectateurs dans un objet totem. Ces derniers proposent donc une construction du sacré, non tant des marchandises, mais de la Vision qui en origine l’acte.