Dispositifs Sensibles
Dispositifs sensibles, en collaboration avec le Collectif Zamaken pour le Salon DDessin16, du 01 au 3 avril 2016, Atelier Richelieu, Paris
Des poussières d’Alain Josseau aux Blessures de Matthieu Boucherit, un même sentiment de disparition des sujets affleure. Comme surveiller par une caméra infrarouge, les dessins de Josseau semblent appartenir à un dispositif de visibilité qui règle le statut des corps représentés et le type d’attention qu’ils mériteraient. Vues cartographiques, œil omniscient, régulation des flux par des machines de vision, les individus semblent réduits à un anonymat, dont les silhouettes blanches hantent l’image telles des spectres. Chez Boucherit, les sujets ont également été partiellement ou complètement effacés par imitation d’un procédé de retouche photographique, ou par un jeu de hors-champs. L’image ne désigne plus qu’une intensité esthétique, où semble prévaloir le décorum. Pourtant à la contemplation de ces marines quelque chose résiste, une sorte de punctum ou d’opacité de surface qui soudain stoppe le flux, capte le regard. Chez l’un comme chez l’autre, le dessin devient l’« illustration » de l’ambiguïté du régime dominant de l’information.
L’idée que nous serions submergés par un flot d’images – et d’images d’horreur en particulier – nous insensibilisant et banalisant le mal repose sur cette opinion partagée selon laquelle le nombre et la profusion seraient responsables d’une anesthésie collective. Comme si le regard fasciné par le spectacle médiatique ne pouvait plus voir, comme si l’intolérable dans l’image ne pouvait plus faire l’objet d’une critique, tant son exposition serait caution à son redoublement et à la duplicité des systèmes qu’ils dénoncent. Au point que désormais, il paraît impossible de conférer à une quelconque image le pouvoir de dénoncer, de lutter, sans que la critique du spectacle ne devienne le spectacle de la critique.
Bien sûr, tout cela affecte le politique, notre capacité d’action et de réflexion. Or voir c’est déjà percevoir, interpréter, s’émouvoir, lier ce qui s’offre à la vue à la multitude des images souvenirs. Car toute image est un jeu complexe de relations entre le visible et l’invisible. Elle n’est pas la simple représentation d’une chose qui la doublerait, mais porte toujours déjà en elle un germe qui prendra place dans une chaine d’images qui l’altèrera à son tour, se développera ou bifurquera. Aussi, faut-il remettre en question la critique du flux d’image dans le contexte de leur diffusion. « Les médias ne nous noient aucunement sous le torrent des images de massacres, déplacements massifs de populations et autres horreurs qui font le présent de notre planète », soutient Jacques Rancière. Bien au contraire, les médias sont des curateurs de contenu, qui trient, sélectionnent, réduisent le nombre de clichés pour ne choisir que celui qui saura capter l’attention, frapper l’imaginaire. « Nous ne voyons pas trop de corps souffrants sur l’écran », poursuit Rancière. Mais nous voyons trop de corps sans nom, sans histoire, incapables de nous renvoyer un regard.
À l’inverse, le travail d’Atef Maatallah sculpte des personnages, grave dans le papier la mémoire d’un vécu, trace la ligne d’une histoire partagée. Mais ici aussi le dispositif renvoie à des mécanismes de brouillage et de cryptage. Les sujets sont répétés, dupliqués dans l’image, comme un souvenir pris dans le bug de la machine. Intimes, ces images racontent ce qui ne peut se dire qu’entres les membres d’une même famille, dont le secret lie et authentifie ce qu’il cache.
Face à ce qu’il est permis de dire ou de taire, ces trois démarches abordent le problème du partage du sensible dans le découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit, qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique. Images d’archives, publiques, médiatiques ou personnelles, chacun de ces documents conserve la trace d’une blessure, dont l’image sera tour à tour le moyen par lequel celle-ci sera traitée, analysée ou oblitérée. C’est ce regard que l’on prend en pleine figure avec les dessins d’Atef Maatallah. C’est cette absence que l’on cherche à substantiser dans les silhouettes blanches d’Alain Josseau et dans les gommages et décadrages de Matthieu Boucherit.