Display and Jellyfish II

Display & Jellyfish, paru dans la revue Flux numéro 100, octobre 2017.

Durant l’hiver 2015, quelques mois avant l’ouverture de la Biennale de Berlin et tandis que sortait l’ouvrage The age of earthquakes. A guide to the extreme present [1], s’est tenu au musée d’art moderne de la ville de Paris l’exposition Co-workers. Le réseau comme artiste. De l’artiste bohème, cher à Baudelaire, à l’artiste comme consommateur, énoncé par Boris Groys aux alentours de 2008 [2], se jouaient désormais les modalités du « réseau comme artiste ». Confiée au collectif DIS [3], la scénographie se présentait comme un lieu de vie et de travail, un espace de coproduction et de création variées, où se rejoignaient cultures populaires et médiatiques, imaginaires du manga et des jeux vidéo, stratégie de marque et ingénierie, objets connectés et machines à café. Connu pour leurs interventions multiples, de la plate-forme en ligne DIS Magazine aux expositions incontournables, telles que DIS Image Studio à La Suzanne Geiss Company et ProBio EXPO 1 : New York au MoMA en 2013, le collectif apparaissait comme un prescripteur de tendances, posant un regard original et dénué d’hypocrisie sur la sensibilité contemporaine.
D’emblée, l’exposition se positionnait dans la veine d’un art dit « post-internet », dont le terme, déjà galvaudé, avait eu le mérite d’identifier une époque. Composée d’une jeune génération d’artistes ayant intégré aussi bien la logique des flux – ses circulations d’images, de données, d’informations ou de marchandises – que sa dimension réticulaire et écologique, la proposition avait quelque chose du Manifeste, cependant qu’il semblait déjà trop tard. Tel était l’air du temps : d’un côté, tout était archivé, indexé, stocké dans des banques de données ; quand, d’un autre côté, tout semblait emporté par un flux ininterrompu. Le Musée n’apparaissait plus comme le lieu privilégié d’une politique de l’exposition orchestrée par l’autorité de commissaires, mais s’affirmait dans une politique de l’installation qui, par contraste, installait ce qui d’ordinaire était en circulation dans nos civilisations. De fait, il s’agissait là d’un art ayant fait d’Internet, non pas tant un médium de prédilection que la plateforme à partir de laquelle se renégociaient les conditions d’une création contributive nivelant High et Low Culture dans la logique du capitalisme tardif ou culturel, dont parlaient respectivement Frederic Jameson et Jeremy Rifkin [4]. Tandis que les idées, les images, les concepts et les affects devenaient l’or noir des industries numériques, l’artiste comme l’amateur, tous deux à la fois émetteurs, récepteurs et transmetteurs, participaient d’un même élan à l’imaginaire de demain, en devenant pourvoyeurs de contenu. « Le réseau comme artiste » énonçait que tout émetteur était égal, que la vie des idées était confondue avec la base matérielle de l’époque : superstructure et infrastructure, selon la terminologie marxienne, composaient ensemble. Les médias sociaux tels que Facebook, Instagram, You Tube ou Twitter, non contents d’être devenus de redoutables industries des imaginaires, cultivant le Digital Labor, posaient à nouveaux frais la question d’une esthétique des flux qui, désormais, se vivrait plus qu’elle ne se représenterait.


Captures d’écran de l’auteure

Le flux est devenu une modalité de manifestation et d’accession au réel, valorisant la mobilité et exprimant des catégories relatives au transit, la globalité, la vitesse, le quantitatif ou le continu était, car ce principe abstrait et formel se prête particulièrement bien à une saisie dynamique et immédiate de la logique contemporaine. Sorte de généralité ultime tissant notre système philosophique et épistémologique, il n’en demeurait pas moins le fruit d’une longue tradition ayant opposé le présocratique Parménide, dit le Grand, défenseur de l’unité de l’Être, à Héraclite l’Obscur, précurseur des philosophies du devenir et du rhizome, cher aux philosophies processuelles, de Whitehead à Deleuze, en passant par Simondon. Flux et fluidité épistémique, mobilité et pensée du devenir, avaient fait leur rencontre lors de ce grand mouvement de fluidification qu’avait connu le XIXe siècle, alors que se mettait en place une société hautement appareillée, où réseaux de transport et de communication se renforçaient de manière concomitante à l’invention de la reproduction des sons et des images de l’homme.
La notion de flux était désormais omniprésente, voire omnipotente, dans toutes les sciences de l’homme et la multiplicité de ses emplois jetait, ainsi que le commenta Pierre Musso [5] à l’endroit des « réseaux », le doute quant à la cohérence et la consistance du concept. La multitude de métaphores, du fleuve héraclitéen à l’océan leibnizien, du « monde liquide » de Zygmunt Bauman à « sa vie en miette », ajoutait un caractère abstrait et plurivoque, traduisant davantage une impression que l’idée d’un concept opérant. De cet excès était né le sentiment d’une condamnation de la notion, comme si le trop-plein d’emplois en « extension » conduisait au vide en « compréhension ».

L’exposition Co-workers se voulait en prise avec son temps, elle était la manifestation plastique d’un mot dont on ne savait que faire. Elle tentait d’affirmer une praxis plus qu’une poéisis. En cela, elle se voulait en acte et non-assujettie à l’image ou à la métaphore qui la représenterait. Elle en serait plutôt la vision actualisée.


© Pierre Antoine, vue d’exposition, 2016

Pénétrant dans le sas, de la même façon qu’on franchirait les portes coulissantes d’un aéroport ou d’un supermarché, le visiteur baignait dans une atmosphère oscillant entre une esthétique lo-fi marquée par l’opacité des images et une ambiance hi-fi rehaussée par des surfaces réfléchissantes, lisses et transparentes. De cette image a priori sans qualité qui circule, s’uploade, se downloade, se partage, retweet, regram ou repost, Parker Ito dressait un panorama peint par une société chinoise, quand Aude Pariset et Juliette de Bonneviotprésentaient une installation composée de banners et de rouleaux croupissant dans le fond d’un aquarium à l’abri d’une marquise. Rejouant le vocabulaire du display, c’est-à-dire d’un accrochage mimant les vitrines publicitaires, les artistes évoquaient le passage de la qualité à l’accessibilité, de la contemplation à la distraction, ou, pour le dire autrement, de la valeur d’exposition à la valeur cultuelle, renversant ainsi les hiérarchies, de même que la formule consacrée de Walter Benjamin. Le visiteur n’était plus le flâneur isolé, mirant les vitrines des Grands Magasins d’antan, mais le collectif pénétrant, avec son corps, une installation totalisante, voire holistique. La scénographie imaginée par DIS convoquait une communauté, dont la dimension politique fut sans doute de tendre vers la mise en relation de singularités autonomes.


© Pierre Antoine, vue d’exposition, 2016

De façon quasi didactique, l’espace muséal prenait les airs d’un aquarium, cloisonné de plaques de plexiglas, selon le modèle d’une architecture de verres à la Mies van der Rohe. Mais un Mies upgradé, post-technologique, nourri de transitions souples et d’interférences, de bruits et flux tous azimuts, télescopant le réel et le virtuel, lieu de vie et de passages, dans l’esprit des « non-lieux » de Marc Augé. L’exposition devenait l’expression d’une culture des flux, un médium, où se juxtaposaient des espaces interchangeables ou de transits, tels ces centres commerciaux, parkings, chaînes hôtelières, zones de Wi-Fi gratuites des Staburcks, soulignant le flottement des individus, leur anonymat au sein d’un collectif, voire leur singularité au cœur de la multitude.


© Pierre Antoine, vue d’exposition, 2016


© Pierre Antoine, vue d’exposition, 2016

À l’open space du coworking, ses aquariums et ses méduses, faisaient face les installations du duo Nøne Futbol Club en dialogue avec les sacs Nike remplis de pierres de Timur Si-Qin, et les vidéos Youtubesques de Ryan Trecartin postées sur des écrans le long d’un bar à café Nespresso. Tel un moment de pause en pleine hystérie collective, ces œuvres aménageaient des espaces de diachronie dans la synchronie, abordaient la puissance du populaire et du publicitaire, traquaient la quête du bien-être et les injonctions identitaires dans nos sociétés de flux.
Partout se retrouvait, sous des formes disparates, une esthétique de la fluidité ayant fait de l’eau et de la métaphore de la vague un milieu de modulations et d’adaptation, à l’image de Liquidity Inc. d’Hito Steyerl [6]. Mais un milieu qui ne serait plus submergeant ou immergeant, mais duquel l’on sortirait peu à peu la tête, donnant corps au vocable, tout aussi fourre-tout, d’ « art émergent ». La vidéo de la grande prêtresse du flux dressait un parallèle entre les changements climatiques et la tempête financière de 2008, laquelle avait conduit à la chute de la banque Lehman Brothers. Elle convoquait la métaphore de la liquidité, au sens monétaire autant qu’organique du terme usant de superpositions et d’incrustations, d’images iconiques et de captures d’écran d’un tchat avec l’éditeur de la plateforme e-flux, Brian Kuan Wood. Allongé sur une rampe incurvée en forme de vague, le visiteur assistait médusé à ce déferlement qui oscillait entre gravité et ironie.

« Vous devez vous adapter à tout ce qui se passe…
C’est très fluide, comme si on se battait. Cela coule comme l’eau ».

De cette liquidité ambiante, à laquelle on nous demandait de participer physiquement, se cristallisait la figure de la méduse (Jellyfish) que l’artiste new-yorkaise, Rachel Rose, convoquait également dans sa vidéo Sitting Feeding Sleeping, dont l’imaginaire biomédical et la colonisation technologique sur le vivant étaient traités sur un plan ontologique plat. Toutes choses étaient égales ainsi que les postmodernes et les philosophies cyborgs en avaient fait le vœu.
Display & Jellyfish, où la métaphore de notre condition numérique : une vitrine donnant à voir le monde et par laquelle on se connecte à lui, une membrane souple dont la masse est perméable au milieu. Car Jellyfish, ce n’est pas la méduse qui fige celui qui la regarde, mais une sorte de « gelée de mer », molle, phosphorescente, translucide, électrique, voire ectoplasmique, tentaculaire comme les cheveux de la Gorgone. Un hybride mi-plante, mi-animal opérant toutes les réversibilités et suivant le fantasme de la fin des antagonismes des poststructuralistes. Une sorte de forme informe qui se fond dans le milieu dont elle est à 98 % constituée. Allégorie du devenir-monde qui se connecte à ses flux et ses reflux. Intelligence ambiante, à l’image de l’Installation The Island (KEN) de DIS qui combine, en un seul module, deux espaces domestiques : une cuisine et une douche à travers un design pour le moins « ikéaïsant » bien qu’inutilisable.

Le Réseau comme artiste se présentait au fond comme une exposition dont la forme décalée, l’humour et la dérision assimilaient bien davantage le dispositif duquel elle tentait d’émerger. Elle avait ajouté une goutte d’eau à l’océan, du flux au flux. Fallait-il y voir le constat d’un échec ? Une nième métaphore du flux ? Ou la tentative de devenir-flux – comme on parlait de devenir-monde –, de faire corps avec lui et ses modulations imperceptibles ?


© Pierre Antoine, vue d’exposition, 2016


© Pierre Antoine, vue d’exposition, 2016