ALTæRNA – L’autre côté du rêve

Altærna, Group show avec les oeuvres d’ines alpha, BORA, Anne Horel et du collectif THORNS avec Tiggy Thorn, Pierre Marin Delaisi, et Hasim Akbaba, Julie Caredda Gallery, Paris.

Ce n’est sans doute pas un hasard si les artistes présent·es dans l’exposition Alta·erna proviennent pour la plupart du son, des soirées techno, queer, drags ou du chant lyrique. Outre la dimension totale des formes d’art que la musique engage chez elleux (composition, performance, création de costumes, montage de clips, diffusion, etc.), ce langage sans frontière s’adresse directement aux corps, aux autres, mais aussi aux altérités radicales des monstres et des fantasmes qui peuplent nos nuits d’ivresse et nos fêtes. Dans ces entre-deux, flux et fluidités en tout genre distordent les contours du moi et de l’individu au profit de communions insoupçonnées. 

Masques et personnages amphibiens, tentaculaires ou bubblegums, sertis de perles, de végétaux, de textures régressives en peluche ou de réversions endoscopiques semblent désigner une humanité numérique liquéfiée, où la liquidité aurait signé sa liquidation. Happés par les algorithmes des GAFAM, les couleurs acidulées des publicités ou les atmosphères éthérées du Vaporwave, ces visages composites débordent leurs conditions minoritaires. Telle la boursouflure de la récursivité algorithmique qui s’autodigère instantanément, ces œuvres tentent (en les relançant parfois) de s’extraire des boucles de capture de la toile. Kitsch, glitch, geek, seapunk, voire rétrofuturiste, à mi-chemin entre Windows XP et OpenAI, elles explorent jusqu’à leur déchirure une esthétique (post-)internet qui compresse jusqu’au délire, ou un trip sous acide, le rêve des entreprises du Web. Comme une plongée kaléidoscopique dans les tréfonds d’un inconscient machinique, les figures se diffractent, réfractent, fractalisent,          s’altèrent,     alter,               alt.             R         /bugguent dans la matrice du cyberspace en digérant et régurgitant ses normes, ses codes et autres données statistiques.

Ainsi des « datadéités » — mélanges d’icônes virtuelles et actuelles — d’@annehorel ou du retable de @tiggythorn, réalisé en collaboration avec le photographe Pierre-Marin Delaisi et l’artiste 3D Hasim Akbaba. Chez l’une comme chez l’autre, le sacré et le profane se sont déplacés, inversés, réappropriés ; comme si la valeur culturelle et d’exposition (de soi) recouvrait désormais une certaine valeur cultuelle et rituelle. Tandis que les créatures de la première manifestent une sorte de « noosphère »[1] concrétisée et générée par IA, les masques gorgonéens du second pétrifient et canonisent les flux de visages qui transitent sur les réseaux. Ils médusent littéralement, tel un bouclier contre l’œil panoptique du Web. Sujet et objet d’une observation continue, nous sommes en effet devenu·es les proies d’un capitalisme de surveillance. Enfermé dans une sorte de capsule de laboratoire, le visage-masque d’@inesalpha tente ainsi de reconquérir son image extériorisée, monnayée et diffusée sur les plateformes. Accompagnée, entre autres, de Li Rodagil pour la vidéo et d’Anaïs Borie pour la sculpture, elle sonde les arcanes d’un féminin toujours captif du male gaze de nos sociétés patriarcales. Enfin le rêve récurrent d’une femme cracheuse de poissons chez @boramurmure semble indiquer que nous avons définitivement modifié notre écologie médiatique, au profit d’un monde amphibien (amphi, double, bios, vie), dans lequel nous passons indifféremment d’un milieu à un autre, de l’intérieur à l’extérieur de la matrice. Nous tentons de naviguer dans un continuum fluide, où les flux de données (Data Lake), d’images, de capitaux sont le revers d’une fluidité des genres, des espèces, des matières… 

En valorisant le potentiel d’altération, dont le syntagme renvoie au principe d’altérité, les œuvres de l’exposition Alta·erna dissolvent l’individualisme méthodique qui assigne l’être à l’identité. Les termes qui ont pour racine alter — altérer, altération, alternative — sont par ailleurs associés aux idées de changement d’état, de succession, d’opposition et de choix, activant ainsi leurs propres métamorphoses et métaphores du désir. Quand le latin altar évoque à la fois « l’élévation » et la « profondeur », mais aussi la « nourriture » (alere, alimenter). Dès lors, il ne s’agit pas de penser une humanité augmentée par la technologie ni même une humanité arrivée à échéance — posthumaine ou transhumaine —, à l’instar de la Singularité. Mais de basculer de l’autre côté du rêve des entreprises en traçant des trajectoires alternatives, voire improbables, seules à même de s’extraire des boucles de capture du « réalisme capitaliste ».

MZ
Octobre 2024


[1] Le terme noosphère est dérivé des mots grecs noûs, « l’esprit » et sphaira, « sphère », par analogie lexicale avec atmosphère et biosphère. Introduit en 1922 par Teilhard de Chardin, le néologisme désignait une sorte de « conscience collective de l’humanité » qui regroupe toutes les activités cérébrales et mécaniques de mémorisation et de traitement de l’information.