Alix Desaubliaux – Du mode d’existence de nos compagnons de 0 et de 1 

Texte rédigé dans le cadre du Jury de DSRA d’Alix Desaubliaux, chercheuse au sein de l’Unité de Recherche Numérique en Art et Design de l’Esad Saint-Étienne/Ensba Lyon, École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon.

Immergées dans un jeu vidéo sans game play apparent, nous contemplons un paysage fantastique, peuplé d’une faune et d’une flore tout aussi chimérique. Comme troué par des bugs, l’environnement numérique est parfois glitché ou pixélisé, tandis que nous suivons en vue subjective des mouvements de caméra à la recherche de formes de vie. Oiseaux, insectes, monstres en tout genre évoluent dans ce monde clos porté par une bande-son enveloppante et atmosphérique. Lentement, Alix Desaubliaux nous plonge dans la matrice et la texture du jeu vidéo Monster Hunter World, dont elle a hacké les couches et noué des relations avec d’autres joueurs en ligne, afin de produire un film expérimental à la frontière du document et de la fiction. Fable écologique qui prend à rebours le game play initial, la vidéo désamorce la finalité économique et coloniale du jeu au profit d’autres récits. Ici pas question de dépecer les monstres, d’arborer leurs peaux, de les traquer ou de les tuer, il s’agit plutôt de sonder l’Autre par le jeu des émotions et des affects qui se tisse entre le joueur et les protagonistes (virtuels ou actuels) évoluant dans ce monde programmé.

L’Autre monstre nous invite à observer, tel un naturaliste, les traces des animaux, les éclats de poussière, microbes et autres spores reflétées par le traitement numérique de la lumière. Tout est « faux », « virtuel », « immatériel », et pourtant, tout semble jouir d’un mode d’existence propre qui gagne en consistance à mesure que nos qualités d’attention progressent et que les corps branchés et appareillés des joueurs s’inscrivent dans, et participent à, la trame narrative. 

Nourrie des dernières réflexions sur nos relations avec les autres qu’humain, l’artiste met à l’épreuve l’enquête sur les différents modes d’existence initiée par Étienne Sourriau afin d’évaluer les plans de consistance et les liens que nous tissons avec les êtres virtuels. Pourquoi ces créatures numériques, façonnées par le code et la main de l’humain, nous affectent-elles tant et, par contagion, nous transforment-elles ? S’il nous revient de leur donner un minimum de consistance, pourquoi la disparition d’un compagnon de route virtuel nous touche-t-elle autant que la perte d’un animal de compagnie ? De la même manière que nous coexistons avec des êtres de chair et d’os, d’écorces et de feuilles, nous entretenons avec ces lignes de 0 et de 1 des liens de coprésence qu’il s’agit désormais de prendre au sérieux. Dans ces espaces amoindris, les objets numériques se transforment en sujets actants ou singularités affectives, exemptes d’un quelconque animisme ou délire d’identification ou de projection. Multipliant, au contraire, les dimensions du réel, ces êtres virtuels nous obligent à nous décentrer, créant ainsi des espaces intermédiaires dans lesquels nous évoluons et devenons dans le pluralisme existentiel.

Entre le document, la fiction et la simulation, le film transpose les dernières réflexions anthropologiques et philosophiques autour des non-humains dans l’écosystème des jeux vidéo. Parce que l’écologie des images développe un monde stratifié de doublures, de flux et de représentations, le milieu numérique, comme le monde animal, acquiert ses propres spécificités et perspectives. S’il n’existe pas d’empire dans un empire, c’est bien parce que ces mondes s’imbriquent et que s’opèrent des enchevêtrements et des granulités entre les mondes biotiques et abiotiques, réel, augmenté, simulé. Compris ainsi, l’altérité se loge dans ces espaces de frictions et d’altérations, dans un entre-deux dont le monstrueux serait le nom.