/ Double capture /
« L’étreinte des crapauds » d’@ethellilienfeld au @botanique_expo, cur : @gregorythirion
photo : Luk Vander Plaetse
2024
L’œuvre d’Ethel Lilienfeld se loge sur le fil ténu des frontières devant et derrière l’écran, les vitrines ou les apparences ; au point d’articulation et de médiatisation au sein duquel le soi se façonne dans le regard de l’autre. Or depuis l’invention de la photographie et du cinéma, le jeu de vis‑à-vis ne procède plus seulement de partenaires humains, mais d’appareils, d’interfaces, d’assemblées évaluatives. L’autre est devenu un œil machinique puis algorithmique drainant dans son sillage un inconscient de nos sociétés patriarcales : un male gaze qui s’ignore, sexualise, exoticise, monétise, exclue, réifie.
L’œuvre Invisible Filter est inspirée d’une anecdote sur le web, où le filtre généré par IA d’une Chinoise d’âge mûr crash en plein stream – l’exposant ainsi à la haine des internautes et son bannissement de la plateforme. Ici la réversibilité est totale, elle conte une histoire des inter-faces du mythe de Narcisse aux philtres/filtres de jouvence. Elle nous met dos à dos et face à face avec nos contradictions, tandis que les visages ne manifestent plus que leur disposition à se laisser traverser par des regards désirants et appareillés. Car ce ne sont plus les divinités que les médias cherchent à nous faire désirer, mais des stéréotypes de la normalité : des faces instagrammables. Au-delà des attaques misogynes qui imprègnent sa dernière série, Ethel Lilienfeld pointe ainsi les paradoxes de la photogénie, c’est-à-dire l’amplification d’une beauté artificielle orchestrée par une double capture : le shooting photographique et la boucle algorithmique sur laquelle l’image circule. L’artiste surfe alors sur les micro-tendances devenues virales qui érigent les murs invisibles de nos « chambres d’écho » et plongent les utilisateurs et utilisatrices dans une « bulle de filtres ». Là où défilent pêle-mêle des intérieurs sophistiqués, des recettes de cuisine, des faux ongles, des make-up extravagants, des corsets sexy ou des accessoires inutiles issus de la fast fashion qui « twistent le look pour un outfit instagrammable ». Peu de choses ont changé, les injonctions de la Perfect Housewife, de la maman ou de la putain, restent de mise sur les réseaux. Mais en s’appropriant l’insulte, tout en exacerbant les attributs de la femme assignée, morue, chienne, chatte, vache, vipère ou guenon, Ethel Lilienfeld en fait des allégories (du grec állos, « autre » et agoreúô, « parler en public »). Figures du désir, de la soumission et des vices, les femmes et les animaux traversent depuis toujours les représentations allégoriques, en ce qu’elles délectent le regard du spectateur en même temps que la compréhension d’un sens caché flatte son intelligence. En multipliant cependant les accessoires, les mises en scène, les jeux de lumière ou d’actrices, Ethel Lilienfeld bascule dans la fiction. Si bien qu’elle suspend la fantasmagorie collective afin d’en révéler l’arbitraire.
Marion Zilio
Octobre 2024