Le coeur de la spirale

« Le coeur de la spirale », Exposition Avers et revers du sensible, dans le cadre du mois de la photo off à la Galerie Topographie de l’art, parisART, novembre 2014. À lire ici.

Présentée à la galerie Topographie de l’art, l’exposition déplie la question du sensible en deux polarités, avers et revers d’une pièce, comme de la photographie: photosensible, comme le papier impressionné par l’image latente, limite du sensible à l’image, comme de notre capacité à accueillir, voire sentir, l’image.

Il fallait oser. Il fallait oser composer cette spirale infernale, juxtaposant la douceur juvénile des portraits de Dorothée Smith, avec Cara cubierta de excremento de David Nebreda. Il fallait oser produire cette chorégraphie d’images qui, sans s’annuler, se font signe à travers un jeu de circulation des regards et des postures. Assise dans la pénombre, l’échine courbée, l’inconnue de la photographie d’Antoine d’Agata fait écho au corps recroquevillé de Bitten par Roger Ballen, dont le serpent en fuite est le prélude d’une mort annoncée.

Pourtant, il n’y a pas de la part de la commissaire, Catherine Rebois, ni la volonté de se poser comme curateur-auteur, ni celle d’éclipser la singularité de chaque artiste. Elle-même exposante, Catherine Rebois prend soin de laisser advenir un sensible, fût-il celui d’une «cruauté dans les ressemblances» ainsi que l’écrivait Georges Didi-Huberman à propos de Documents de Bataille. Il y aurait plutôt la volonté de s’engager dans un travail d’ouverture, voire de déchirure, selon un mouvement d’horreur et de désir.

Toute l’exposition semble organisée à travers ce balancement, du format 8 x 8 aux photographies monumentales de Patrick Tosani, de la mise au carreau des vingt-quatre portraits de Dieter Appelt au montage éclaté et diagrammatique de Catherine Rebois. Le spectateur est lui-même invité à se rapprocher, s’éloigner, scruter, ou balayer d’un regard l’espace de la galerie. C’est sur ces rapports différentiels que repose la force du sensible, ses avers et ses revers, sa part d’ombre et de lumière.

Car si l’exposition ne peut laisser indifférent — ainsi que l’annonce son titre —, si les cadavres d’Andres Serrano, et le corps torturé de David Nebreda installent une sorte de malaise sur fond de murs décrépis, chaque artiste déplace les limites du sensible ; crée, pour chacune de ses œuvres, une expérience, un trouble. Avec violence ou finesse, poésie ou ironie, comme les Chaussures de lait de Patrick Tosani, dont les associations interfèrent les logiques de sens, les références et les codes liés autant à l’objet qu’au sujet. Incongruité d’un réel, donc, réduit à sa plus stricte apparition, celle, précisément, que le médium photographique tente d’imprimer sur la pellicule photosensible, et que Blanca Casas Brullet expérimente avec sa roue-cerceau agencée de multiples sténopés.

Dénominateur commun, le corps de l’artiste, celui photographié, ou engagé dans la perception de ces mêmes images devient la mesure qui travaille la norme de l’intérieur. Celui qui invente ses propres critères et qui ne cesse de produire des mécanismes de résistances, comme si, seuls les marges et les marginaux, pouvaient régénérer un sensible asphyxié par des logiques sensationnelles et des flux de sensations.

À la fois saints et souillés, en deçà et au-delà de ce qui peut être réduit à la pensée ou aux catégories, ces «corps limites» — morts, androgynes, enfants-fous, putains, ou schizophrènes — deviennent des expériences limites. Rompant la continuité, ils mettent en place les conditions de possibilité d’un sensible inédit, qui échappe à la métrique, comme à la raison morne de la répétition. Ils sont le revers d’une médaille qui déjoue le symbole de l’autorité — d’un avers qui, finalement, ne serait qu’aversion.