Florian Schönerstedt, Couper les flux et bifurquer

Autodidacte, ayant baigné toute sa vie dans l’art grâce à son père sculpteur, Florian Schönerstedt cherche en permanence à mesurer les modifications tenues qu’un geste artistique anodin peut avoir sur son quotidien. Ainsi s’impose-t-il tous les ans, du 1er janvier au 31 décembre, un protocole contraignant afin de couper le flux d’un ordinaire bien huilé et de « voir ce que ça fait ». 

En 2016, il collecte l’ensemble des détritus résiduels de sa famille, les nettoie soigneusement, les classe selon des récurrences formelles, se passionne pour les micro-déchets sans valeur esthétique forte, les stocke, les scanne avec la rigueur de la méthode scientifique, puis en crée des archives. Les cartes du champ de batailleprennent alors la forme de cartons entreposés sur des étagères en métal, de fichiers TIFF hiérarchisés en fonction de leur poids puis imprimés sur un rouleau de 16 m de long, ou d’une vidéo animée de 12 images par seconde montée en une boucle hypnotisante. Les différents supports de mémoire, ou hypomnemata, écrivent le portrait par défaut d’une famille, en volumes, images et mouvement. Le désir d’exhaustivité, la manie compulsive, le minimalisme protocolaire posent les contours d’une archéologie du quotidien, mais plus fondamentalement génèrent ses propres arborescences et bifurcations. Comprenons par-là que, dans ce rituel programmatique délimité par un laps de temps, la règle est l’exception et la continuité monotone le gage d’une différence créatrice. L’œuvre, non contente d’archiver ce qui est voué à disparaître, d’établir une nomenclature singulière, de quantifier l’impact écologique des déchets ou de critiquer le système consumériste, agence une boucle récursive qui réinjecte ce qui a été expulsé.

Les années suivantes, sans en toucher un mot à son entourage, il décide de ne plus boire d’alcool, puis de devenir végétarien, de se laver les dents au charbon, dont il conserve consciencieusement le crachat sur un papier de qualité, ou de porter la moustache, ce qui s’avère un échec cuisant. Performant en silence, le protocole artistique s’inscrit dans sa chair et met au défi son désir, surtout lorsqu’il se prive de boissons chaudes en 2021.

Ingestion, digestion, réinjection, son œuvre procède par cycle et conte la vie des objets et des systèmes de consommation au quotidien. Couper le flot du robinet fut sans doute la plus grande obsession des êtres humains. Retenir la mémoire, le temps, les présences et les traces, accumuler, préserver ou classer apparaît tel des procédés de stratification de passés et donc d’épaississement, voire d’enchantement, du présent. Aussi, lorsque les algorithmes permettent de faire la même chose avec le futur, la base de données devient le moyen d’anticiper et de modifier la trame d’un avenir potentiel. En récoltant à la main les feuilles des arbres, Florian Schönerstedt[1] nourrit laborieusement les réseaux de neurones (GAN) qui modéliseront un herbier artificiel. À l’heure où les entreprises du Web capitalisent sur nos données personnelles, collectent sans cadre juridique nos traces, Les feuilles de l’arbre qui n’existe pas exprime le paradoxe de l’imprévisible sur le prévisible, ouvre plutôt qu’elle ne clôt les déterminations en multipliant les possibles. 

Par la contrainte et le simple fait de « voir ce que ça fait », Florian Schönerstedt expérimente les petites différences qui se logent dans la répétition. Same but different, la création se niche en définitive dans l’écart et la métamorphose.


[1] En collaboration avec le chercheur en mathématiques Romain Trachel.