Display & Jellyfich.

« Co-Workers. Le réseau comme artiste » / MAM, Paris / 9 octobre 2015 au 31 janvier 2016. Publié dans INFERNO Magazine.

D’emblée l’exposition Co-workers. Le réseau comme artiste se positionne dans la veine d’un art Post-Internet, composé d’une jeune génération d’artistes ayant intégrés aussi bien la fluidité contemporaine – ses circulations d’images, de données, d’informations –, que son modèle économique et technique, sa dimension réticulaire et écologique. Un art ayant fait d’Internet, non tant un médium de prédilection que la plateforme à partir de laquelle se renégocient les formes d’une co-création nivelant Haute et Basse Culture dans la logique du capitalisme tardif ou culturel. Tandis que les idées, les images, les concepts ou les affects deviennent l’or noir des industries numériques, l’artiste comme l’amateur, tous deux émetteurs, récepteurs et transmetteurs, participent d’un même élan à l’imaginaire symbolique de demain, en devenant pourvoyeur de contenu. De l’artiste bohème, cher à Baudelaire, à l’artiste comme consommateur, énoncé par Boris Groys aux alentours de 2008[1], se jouent désormais les modalités du « réseau comme artiste ». Confiée aux artistes du collectif DIS[2], la scénographie se présente comme un lieu de vie et de travail, un lieu de coproduction et de création divergente, où se rejoignent cultures populaires et médiatiques, imaginaires du manga et des jeux vidéo, stratégie de marque et de tendances, objets connectés et machines à café.

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Pénétrant dans le sas, de la même façon qu’on franchirait les portes coulissantes d’un aéroport ou d’un supermarché, le visiteur baigne dans une atmosphère oscillant entre une esthétique Lo-Fi marquée par l’opacité des images pauvres, et une ambiance Hi-Fi rehaussée par des surfaces réfléchissantes, lisses et transparentes. De cette image a priori sans qualité qui circule, s’uploade, se downloade, se partage, se réédite, retweetregram ou repost, Parker Ito dresse un panorama peint par une société chinoise quand Aude Pariset et Juliette de Bonneviot présentent une installation composée de banners et de rouleaux croupissant dans le fond d’un aquarium à l’abri d’une marquise. Rejouant le vocabulaire du display, c’est-à-dire d’un accrochage mimant les vitrines publicitaires, les artistes évoquent le passage de la qualité à l’accessibilité, de la contemplation à la distraction, de la valeur d’exposition à la valeur cultuelle, renversant ainsi les hiérarchies, de même que la formule consacrée de Walter Benjamin.

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De manière quasi didactique, l’espace muséal prend alors les airs d’un aquarium, cloisonné de plaques de plexiglas, selon le modèle d’une architecture de verres à la Mies van der Rohe. Mais un Mies upgradé, post-technologique, nourrie de transitions souples et d’interférences, de bruits et flux tous azimuts, télescopant le réel et le virtuel, lieux de vie et de passages, dans l’esprit des non-lieux de Marc Augé. Des espaces interchangeables ou de transits tels ces centres commerciaux, parkings, chaînes hôtelières, zones de Wi-Fi gratuites des Staburcks qui soulignent le flottement des individus, leur anonymat au sein d’un collectif, si ce n’est désormais leur singularité au cœur de la multitude.

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À l’open space du coworking, ses aquariums et ses méduses, font face les installations du duo Nøne Futbol Club en dialogue avec les sacs Nike remplis de pierres de Timur Si-Qin, et les vidéos YouTubièsques de Ryan Trecartin postées sur des écrans le long d’un bar à café Nespresso. Tel un moment de pause en pleine hystérie collective, ces œuvres aménagent des espaces de diachronie dans la synchronie, abordent la puissance du populaire et du publicitaire, traquent la quête du bien-être et les injonctions identitaires dans nos sociétés de flux.

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Partout se retrouve, sous des formes disparates, une esthétique de la fluidité ayant fait de l’eau et de la métaphore de la vague, chère aux années 90, un milieu de modulations et d’adaptation, à l’image de Liquidity Inc. d’Hito Steyerl. Mais un milieu qui ne serait plus submergeant ou immergeant, mais duquel l’on sortirait peu à peu la tête, donnant corps au vocable, tout aussi fourre-tout, d’art émergent. De cette liquidité ambiante se déploie la figure de la méduse (Jellyfish) que l’artiste new-yorkaise, Rachel Rose, convoque également dans sa vidéo Sitting Feeding Sleeping.

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Display et Jellyfish, ou la métaphore de notre condition numérique : une vitrine donnant à voir le monde et par laquelle on se connecte à lui, une membrane souple dont la masse est perméable au milieu. Car Jellyfish, ce n’est pas la méduse qui fige celui qui la regarde, mais une sorte de « gelée de mer », molle, phosphorescente, translucide, électrique, voire ectoplasmique, tentaculaire comme les cheveux de la Gorgone. Un hybride mi-plante, mi-animal opérant toutes les réversibilités et suivant le fantasme de la fin des antagonismes des poststructuralistes. Une sorte de forme informe qui se fond dans le milieu dont elle est à 98 % constituée. Allégorie du devenir-monde qui se connecte à ses flux et ses reflux. Intelligence ambiante, à l’image de l’Installation The Island (KEN) de DIS qui combine, en un seul module, deux espaces domestiques : une cuisine et une douche à travers un design pour le moins ikéaisant bien qu’inutilisable. Le Réseau comme artiste, une exposition dont la forme décalée, l’humour et la dérision assimilent le dispositif duquel il tente d’émerger.

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[1] Boris Groys, « The Artist as Consumer », in Art, Price and Value. Contemporary Art and the Market, 2008.
[2] DIS Magazine est une plateforme visuelle fondée en 2010 par Nick Scholl, Patrick Sandberg, S. Adrian Massey III.