Capucine Vever. Prismer le réel

Capucine Vever. Prismer le réel, exposition personnelle La peau de l’horizon, à la Galerie Éric Mouchet

Comment mettre à jour les représentations d’un territoire ? Rendre compte d’un lieu sans le réduire à une métrique opératoire, un cliché ou une construction cartographique qui encode le réel et paralyse ses potentiels ? L’œuvre de Capucine Vever se propose de parcourir les failles de la représentation du paysage, afin d’y réintroduire des récits, des imaginaires ainsi que la multiplicité des vies qui interagissent entre elles et avec lui, sans éluder l’action de la Terre en réaction aux activités anthropiques. Non plus sonder le monde vidé de ses occupants, selon une logique de conquête ou d’espaces blancs à coloniser, mais tenter de « repeupler les cartes » par les manifestations discrètes des présences humaines et non-humaines, vivantes et non-vivantes. 

Pour Capucine Vever, le territoire ne saurait se limiter à un simple contenant, inerte, circonscrit par des frontières politiques ou des reliefs immuables. Au contraire, il respire, évolue sans cesse au rythme des collaborations et des stratégies d’adaptation du vivant qui le transforme pour mieux y habiter. Des humains qui labourent la terre comme on scarifie la peau (Labour, 2022) ou érigent la topographie de leur ville du jour au lendemain (À la fin, on sera tout juste au début, 2020), en passant par son film sur la montée des eaux à l’aune de l’histoire de l’île de Gorée, (Dunking Island, 2022), les œuvres de Vever témoignent des données d’ordinaire invisibilisées dans les représentations conventionnelles. Pour cela, l’artiste élabore ses propres outils ou détourne des dispositifs de captation afin de multiplier les focales, les échelles, les textures ou les granulosités, et ainsi produire des savoirs situés, incarnés, feuilletés de petites et grandes histoires. À rebours des paradigmes qui examinent la Terre depuis un point de vue extérieur et surplombant, les « cartes vivantes » de Vever s’écrivent du dedans, du dessous, depuis l’espace infini et mystérieux de l’Océan, les accidents de mesure ou l’ensemble des corps et des « points de vies »[1] qui terraforment la planète. Ses œuvres expriment en cela des perspectives protéiformes et provisoires, nécessairement inachevées et stratifiées de temporalités imbriquées. 

Pour le projet Labour réalisé alors qu’elle était invitée à porter attention aux abords du château d’Oiron, elle mobilise deux procédés aux chronologies opposées : le plus ancien outil de fabrication industrielle des images — la gravure, dont elle superpose les techniques de taille-douce — avec les dernières visualisations GPS de Google Earth. La dimension machinique vit alors l’épreuve des corps, le sien qui s’applique à dessiner les allers-retours des machines agricoles, mais aussi celui de la plaque de cuivre qui reçoit les morsures de l’acide et les sillons du stylet qu’elle a confectionné, à l’image de la terre qui éprouve le passage torturé des tracteurs et des pesticides. Couche après couche, les parcelles de champ révélées en négatif traduisent un trait baveux, vibrant qui témoigne des cicatrices de la terre. Le paysage apparaît tel un épiderme lacéré, que la perte d’horizon et la vue aérienne semblent décomposer en d’étranges lamelles de microscope.

Si l’horizon disparaît et, avec lui, la séparation entre le ciel et la terre selon une logique manichéenne, il se trouve avec le projet À la fin, on sera tout juste au début, retourné, invaginé. Lors d’une résidence à Évry-Courcouronnes, ville nouvelle construite en à peine 30 ans, Capucine Vever détourne l’usage de l’orographe, tombé en désuétude en raison de ses anamorphoses. L’instrument inventé en 1873 par Franz Schrader[2]permet de tracer les contours des montagnes (óros), grâce à une lunette mobile reliée à un crayon dessinant en temps réel « un tour d’horizon » à 360 ° sur un disqueDe sorte que l’horizon s’incurve jusqu’à nous encercler. Il n’est plus en face de nous, tel un impossible à atteindre, mais nous enveloppe comme une peau. Nous faisons corps avec le « tissu urbain » que Capucine Vever traduit en des monts fantastiques qui sourdent discrètement d’une ellipse d’argile par un jeu de lumière. La ville y est perçue comme un organisme vivant qui émerge des champs de betteraves ou de patates, à l’instar d’une chaîne de montagne suite à la collision / subduction des plaques.

Refonder nos regards sur le monde, c’est aussi céder les commandes de la « caméra » à l’autre, pour percevoir ses manières d’être ou de se mouvoir. Dans Dunking Island, l’Océan devient en effet l’acteur principal d’une fable sous-marine qui croise les pensées animistes Lébous, traite négrière, crise migratoire, pollution des eaux, et anticipation d’une probable guerre de l’eau. Au gré des courants, des flux et des ressacs, l’océan dévoile une partie de ses entrailles, lesquelles accueillent un récit à plusieurs voix. Les langues se répondent, les mots s’épaississent d’une mémoire millénaire, dont nous sommes toutes et tous issu·es. Ici encore le paysage est décadré, fragmenté. Mi-air mi-eau, l’horizon affleure sur la ligne de flottaison jusqu’à s’enfoncer dans une géographie sous-cutanée qui déploie ses secrets et ses drames en une multiplicité d’écrans.

L’accumulation de couches et de points de vue, susceptibles de rendre compte de ce qui se joue hors des cadres et des savoirs, passe également au prisme des nombreuses collaborations qu’elle initie. Avec Mathieu Perrament, artisan graveur des Ateliers Moret, elle pense le processus de réalisation de ses estampes et met au point un outil lui permettant de tracer des lignes parallèles. Dans Dunking Island, elle pense avec le chef opérateur Léo Leibovici les dispositifs de captation qui, de la surface au fond marins, sont en symbiose avec l’espace océanique et retranscrivent la réalité de ses flux. Le chanteur-compositeur Sénégalais Wasis Diop participe à l’écriture et prête sa voix en y insufflant la cosmogonie Lébou, quand Valentin Ferré, plasticien sonore, prolonge les songes et rythme les chants samplés de Wasis par un jeu de nappe et d’ambiance qui nous touche d’un climat affectif. Ainsi ce sont les récits et les manières de faire des autres qui se conjuguent aux siennes et contribuent à révéler les soubassements invisibles du monde.

Dans un contexte géologique marqué par l’avènement de l’anthropocène et des urgences écologiques, notre perception du territoire devient un enjeu politique et esthétique majeur. Il nous oblige à repenser les représentations de la Terre ainsi que le socle de notre pensée occidentale qui raisonne selon des méthodologies analytiques et dialectiques nous coupant des relations sensibles à l’autre et au monde. Capucine Vever tente de conjurer les conditionnements perceptifs, culturels ou techniques qui sélectionnent et obstruent une partie du monde, à la faveur de ses intérêts. Si l’horizon est la limite des choses visibles et invisibles, l’artiste trouble sans cesse ses lignes de démarcation et les hiérarchies qu’il ménage pour élargir les potentiels. De sorte que le territoire s’anime, se stratifie d’histoires kaléidoscopiques qui échappent à toute synthèse. Lieu de rencontre d’une multiplicité de signes, d’agents biotiques et abiotiques, il devient plutôt un partenaire qui nous fait con-sister les uns avec les autres.


[1] Emanuele Coccia, La vie des plantes, Paris, Rivages, 2018. Voir également Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, Terra forma, Manuel de cartographies potentielles, Paris, éditions B42, 2019.

[2] Franz Schrader (1844-1924) était alpiniste, géographe, cartographe et peintre paysagiste français.