Vincent Mauger. Désenclaver l’utopie de la modernité
Jeux et stratégies, éditions Immogène, 2025, avec le soutien du Carré, de l’ADAGP et de la Région Pays de la Loire.
Avec les textes de Alexis Jakubowicz, Eva Prouteau, Marion Zilio
Vincent Mauger travaille de toutes ses forces, sensibles et brutes. Il percute sans détruire, impose en respectant les contours définis d’un lieu. En prise directe avec les matériaux, il sculpte tel un artisan, tantôt architecte, tantôt poète, et c’est la frontière entre sa résistance et sa résilience qui agit en nous. Dans cet interstice où vient se loger le sensible, il nous propose une lecture immersive de ses installations : la catastrophe semble imminente pour rester en suspens. Les sculptures se rongent, mais restent debout, les sols se déforment mais ne disparaissent pas. La grammaire de Vincent Mauger est très cohérente. Ses murs sont bâtis en dur, les espaces sont conquis : les photos et les dessins y ont désormais une place, sans rupture aucune. C’est un paysage mental qui résulte de l’ensemble de l’œuvre de Vincent Mauger ; où la distance est de mise mais où le spectateur est partie intégrante.
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Désenclaver l’utopie de la modernité
« Le parpaing est un vieux mot et une réalité très contemporaine. Le parpaing, c’est un ersatz de pierre : on ne l’extrait pas du sol, on ne le taille pas, il n’a ni veine, ni couleur propre, ni qualité intrinsèque. Il est creux, léger. Il n’y a ni parpaing raté ni beau parpaing »[1].
Dans Les états et empires du lotissement grand siècle, l’écrivaine Fanny Taillandier consacre un chapitre entier à cet étrange bloc moulé. De faible coût, uniformément gris, produit en série, le parpaing est si présent dans nos villes et nos campagnes que nous ne le voyons plus. Caché derrière des crépis, des enduits ou des contreplaqués, il est pourtant devenu un rouage fondamental de la société de consommation. Des tours et des barres des « grands ensembles », qui s’élevaient tels des parallélépipèdes victorieux sur les ruines de la Seconde Guerre mondiale, ont répondu à partir des années 1960 les labyrinthes des lotissements à destination des classes moyennes. Des « prisons à ciel ouvert » succédèrent des mondes clos et sécuritaires. Les lotissements apparaissent alors comme des havres de paix, où l’on vient reconstituer sa force de travail et où les enfants s’épanouissent dans des espaces calfeutrés, mais également sans issu ni perspective, si ce n’est celle d’une « boucle desservant des boucles, qui elles-mêmes se divisent en boucles jusqu’à desservir tous les pavillons »[2]. Des foyers identiques, en périphérie des centres, agencent des centres isolés dans l’espace périurbain. La taylorisation de l’habitat accompagna l’idéologie de la croissance et conditionna des formes de vies jusque dans leur comportement. La politique pavillonnaire, à l’instar des habitats collectifs, s’inscrit dans une logique fonctionnelle et infrastructurelle planifiée, où se développent l’industrie automobile, les autoroutes, les RER, mais aussi la grande distribution, les hypermarchés, les galeries commerciales… Tout paraît organisé comme un grand vide intérieur, à l’image des parpaings et des briques creuses dont s’empare Vincent Mauger.
Subvertir le matériau
Face à ces enclavements et ces rythmes mortifères, l’artiste tente de subvertir les matériaux en jouant avec leurs qualités intrinsèques, tel un enfant bâtissant un monde imaginaire avec des blocs de construction. Choisis pour leur texture tramée, leur solidité ou leur propriété d’isolation, les matériaux de chantier paraissent défonctionnalisés, défaits de leur logique utilitaire au profit d’une vision plus métaphysique. Se fondant sur les caractéristiques des lieux qui l’accueillent, Vincent Mauger opère des extensions du domaine de la réalité. À défaut d’ériger des murs, des tours, des barres ou des pavillons, les briques, parpaings, tubes de PVC, MDF et autres agglomérés ouvrent le paysage. La machine à habiter se déplie : son squelette, ses entrailles, ses tubulures, ses membranes s’étalent et revendiquent leur nature proliférante. L’artiste détourne ainsi l’aspect physique, « concret »[3] et brutaliste des éléments de construction vers des représentations abstraites, virtuelles ou mathématiques. Semblant modélisés par un logiciel 3D, ses sculptures ou ses plans — gris-parpaings ou rouges-briques — deviennent des surfaces d’inscription qu’un imaginaire peut habiller. Sans éléments anecdotiques ni indices déterminant la nature de ces espaces potentiels, les horizons spéculatifs se débrident. Ainsi peut-on y voir des concrétisations biomorphiques, les alvéoles d’une ruche d’abeilles ou les arcanes complexes d’un espace mental. La topographie des espaces s’élargit, ses rythmes paraissent plus organiques, tandis que la matière joue un rôle actif dans la création de sa propre forme.
L’analogie de ses œuvres avec l’imagerie vectorielle perturbe la frontière entre le réel et le virtuel, le matériel et l’immatériel, l’animé et l’inanimé. Les dimensions et les échelles se disloquent, le haut et le bas, le dedans et le dehors, semblent s’inverser. Les modules activent un mouvement expansif qui se joue de la normalisation et de l’immuabilité du parpaing, dont le nom latin perpetaneus signifie « perpétuel, ininterrompu ».
Dis-simuler la grille orthogonale
On ne saurait toutefois être pleinement serein·es face aux œuvres souvent monumentales et contemplatives de l’artiste. Vincent Mauger a toujours été circonspect à l’égard des logiques de représentation qui régissent nos manières d’appréhender le monde. La substitution du réel à des simulations numériques, mobilisant des blocs géométriques et encastrables comme des parpaings, éveille chez l’artiste le sentiment d’un monde quadrillé et simplifié. Si la simulation informatique ou les jeux de construction favorisent l’abstraction et l’anticipation, elle élimine également le détail et la nuance qui se perdent dans des configurations binaires et exclusives. Ainsi l’œuvre de Vincent Mauger se loge-t-elle toujours dans l’écart entre la chose et sa représentation, le modèle et sa copie, les moyens et ses fins.
Produit en masse à partir des années 1950, le BBM (bloc de béton manufacturé) va accompagner la logique de rationalisation, de standardisation et d’optimisation de l’habitat après-guerre. Un monde générique voit dès lors le jour au nom d’une utopie moderniste, dont on mesure désormais l’idéologie qu’elle abrite. La « parenthèse des grands ensembles », de même que le succès du lotissement périurbain, porté par l’essor de la mobilité, la démocratisation des prêts bancaires et le changement d’image de la banlieue, n’étaient pas en soi un programme politique, mais une réponse économique à une situation de crise dramatique des mal-lotis. Le droit au logement égal pour toustes et la volonté d’effacer la diversité sociale derrière des façades homogènes tentaient de remédier à la croissance démographique, l’exode rural et l’arrivée des immigrés issus de l’ancien empire colonial. Fondés sur la lutte contre l’insalubrité, l’accès à l’hygiène et la santé, ces plans urbanistiques ont somme toute participé à la logique capitaliste des Trente Glorieuses.
De sorte que les problématiques sociales, la ségrégation ethnoraciale, le chômage endémique, l’éducation bridée dès l’origine sont le corolaire d’une modernité dont la fin a justifié les moyens. S’intéresser aux matériaux de construction, comme le fait Vincent Mauger, revient à prendre en considération chaque maillon d’un système participant à un engrenage bien ficelé, où le béton est la métaphore concrète de l’abstraction marchande.
Parer à la brutalité
Tels des enfants démolissant leurs tours après les avoir construites, les rhétoriques gouvernementales détruisent désormais à grand renfort d’explosifs, si ce n’est de Kärcher, les barres qu’elles élevèrent jadis. Or le remplacement des immeubles collectifs par des habitats individuels n’a pas réglé les problèmes. Elle les a déplacés. L’effondrement des tours brisa en revanche les liens d’amitiés et de solidarité du voisinage et stigmatisa davantage les refoulés du système, qui perdent alors une deuxième fois leur rêve et leurs souvenirs. Quand, d’un autre côté, la crise écologique voit désormais les pavillons individuels comme la cause d’un étalement urbain et d’une pollution automobile qui se retourne encore contre ses habitant·es.
Symboles de la modernité après-guerre, les grands ensembles naquirent en même temps que l’art contemporain qui n’a eu de cesse de repousser les limites des médiums, des langages, des normes, des institutions jusqu’à assumer aujourd’hui une responsabilité politique en se situant à l’avant-poste des enjeux sociétaux. Se déplaçant désormais dans l’espace public, grâce aux commandes liées au « 1 % artistique »[4], les œuvres deviennent elles-mêmes un rouage du dispositif urbain, quand elles n’endossent pas le rôle de vigie, voire de médiateur social délaissé par les politiques territoriales. Aussi sont-elles régulièrement vandalisées dès lors qu’elles se refusent à simplement décorer un site. En réponse à ces agressions et au désengagement de l’État, les sculptures publiques de Vincent Mauger se rebellent. Elles arborent une apparence défensive ou de parade préventive, telles les armures stylisées à mi-chemin entre le médiéval et des techniques de pointe qui traversent son œuvre.
Si bien que les œuvres de Vincent Mauger demeurent toujours dans un entre-deux, tout à la fois parade qui exhibe ses logiques hyperrationnelles comme un défilé militaire, mais également stratégie de défilement de ces mêmes techniques d’arraisonnement et d’assujettissement. Car la parade désigne aussi l’action de parer un coup, de riposter, de se défendre face au brutalisme qui moule et règle les corps comme ses blocs de béton.
Mai 2024
[1] Fanny Taillandier, Les états et empires du lotissement grand siècle, Paris, PUF, 2016.
[2] Ibid., p. 37.
[3] Notons que le mot « béton » se traduit en anglais « concrete ».
[4] Le 1% artistique est un dispositif de soutien à la création artistique contemporaine initié par le Ministère de la Culture et de la Communication. Dès 1951, 1% du coût des travaux d’un bâtiment public est consacré à l’acquisition ou la commande d’œuvres d’art spécialement conçues pour y être intégrées.