Impulsion caméléonesque. Victoire Thierrée
Au départ il y a ce masque d’acier accroché au mur, à la fois trophée et armure, lisse et coupant comme du métal, organique et charnel comme la pellicule d’un épiderme que l’on caresse. De cet objet archaïque, tout un imaginaire de la défense et de l’attaque, de la texture et des matériaux va irriguer un travail à la violence latente et à la sensualité suggérée.
Photographe de formation et initiée à la chaudronnerie, Victoire Thierrée évolue dans des environnements cloisonnés, souvent masculins parfois hostiles, toujours singuliers. Des forces armées aux free-fighteurs de MMA (Mixed Martial Arts), en passant par les pilotes d’essais de Rafale, la fauconnerie dans les bases aéronautiques ou le latex des fétichistes, Victoire traque la faille, guette comme un prédateur aux aguets, ce moment où la fragilité des blocs en puissance affleure et en permet l’infiltration imperceptible. Il en est ainsi des combats de boxeurs, entre fatigue et corps transpirants, les protagonistes paraissent soudain s’enlacer et se prendre comme deux amants.
Révélant la sensualité dans un monde de brute, Victoire métaphorise le talon d’Achille, la faiblesse et la vulnérabilité de toutes choses en dépit de la force qu’elle dégage. Passionnée par les logiques de stratégies, celles affairant à l’art militaire ou à tout autre univers conflictuel, Victoire Thierrée tire les fils d’une esthétique paradoxale aussi aseptisée que raffinée : formes fluides et plastiques d’un côté, massives et imposantes de l’autre, dans une gamme chromatique toujours radicale portée par le contraste du noir et du blanc. De la logique furtive du fameux F117 NightHawk, dont l’unique exemplaire visible au monde se situe dans le Musée de l’US Air Force de la base militaire de Dayton, dans l’Ohio aux Rafales de la base militaire nucléaire de Saint-Dizier, en passant par les architectures défensives du « Mur de l’Atlantique », une même fascination habite l’artiste qui en restitue des résonances quasi fictionnelles, passant de la photographie à l’objet comme un enfant ou un ingénieur modélisant ses imaginaires.
De même que Virilio fut saisi d’une profonde attraction, faisant plus jeune l’expérience de la mer en même temps que celle des blockhaus – donnant lieu à son célèbre ouvrage Bunker archéologie –, la démarche de Victoire réanime un réseau de tensions, sélectionne le point par lequel toute chose bascule. Comme son langage plastique, exploitant chaque matériau à contre-emploi de l’objet, la forme aérostatique du bunker a ceci de particulier d’être à double effet : verticalité des blocs de béton face à l’horizontalité du large, solide contre liquide, ses angles arrondis échappent aux impacts des projectiles comme aux regards ennemis. L’édifice bétonné, pour se camoufler, tend à s’indifférencier des formes géologiques dont l’état résulte de conditions climatiques qui, depuis des millénaires, les ont modelés. Se dissimulant et s’adaptant au milieu, le bunker « se love dans le continu du paysage et disparaît de notre perception, habitués que nous sommes des repères et des ponctuations ». Cette impulsion caméléonesque est enfin ce qui permet à l’artiste de se faire l’archiviste de mondes hermétiques réservés aux seuls initiés, afin d’en révéler les secrets inavoués. Dans une démarche qui relève plus de l’infiltration que de la dénonciation, l’artiste s’empare de monuments de l’histoire et tente d’en restituer le punctum jusqu’à ce point de déchirure où la matière inerte paraît vivante, où la carcasse d’un avion de chasse semble se muer en peau reptilienne, voire humaine.