Une seconde avant le Sheol. Orsten Groom
« Une seconde avant le Sheol« , exposition personnelle d’Orsten Groom, « Odradek », sous le commissariat de Paul Ardenne, Paris.
À contre-courant d’une esthétique contemporaine privilégiant, parmi tous les post -, des formes bien souvent lisses et sans aspérités, Orsten Groom propose des « fatras » aussi proches de la boue ou des crachats de Georges Bataille, que des surfaces et des simulacres.
Agressive de prime abord, la peinture est vive et virulente, insolente et obsédante. Elle dicte les motifs s’accumulant sur la toile comme elle oblige le regard à une circulation sans fin. Elle nous plonge dans une spirale infernale et nous installe dans un face à face avec le Sheol, ce monde souterrain issu de la tradition hébraïque, où transitent les morts de tous bords. Comme la musique noise, la peinture de Groom est faite de matériaux bruts : la couleur crue jaillit du tube dans un élan de saturation que sa complémentaire tente à chaque instant de canaliser. De sorte que les divers gris « bariolés » deviennent des liants, ils tempèrent et apaisent, neutralisent la toile dans un plan d’indifférence où chaque chose est égale à une autre. Du noise à la nausée, la peinture de Groom semble animée d’une pulsion vitale, dont on aurait tort d’y associer un geste expressionniste ou torturé. La peinture vit plutôt d’une autonomie, grotesque et dérangeante, elle est à l’image d’Odradek, ce petit objet hybride doué de parole apparaissant dans la nouvelle Le Souci du Père de famille rédigé par Kafka.
Titre de sa quatrième exposition personnelle, sous le commissariat de Paul Ardenne, Odradek est une créature ressemblant à une bobine plate en forme d’étoile, composée de morceaux de fils déchirés et d’une tige faisant office de béquille. Si elle figure très certainement une allusion au judaïsme, elle traduit bien davantage les sentiments mêlés du géniteur. À l’instar des peintures de Groom, Odradek évolue dans les interstices et les coins obscurs. Il est à la fois le parasite et le génie des lieux, la chose cassée et achevée qui ne cesse de hanter le père et qui lui survivra probablement, comme une œuvre dont on ne connaitrait pas la postérité. Pareil à Odradek, dont le nom s’enracine dans deux langues, Orsten Groom s’appuie sur trois cultures – russe, polonaise et juive –, sans toutefois pouvoir en revendiquer aucune. Car Orsten Groom est le nom que s’est donné Simon Leibovitz-Grzeszczak après que celui-ci, devenu amnésique, ait décidé de se forger sa propre identité.
Groom entretient alors avec sa peinture un rapport de découverte et d’enquête, il en devient le serviteur. C’est ainsi qu’une couleur en appelle une autre, une forme répond à la précédente. Les parties composent un tout entremêlé, cependant qu’aucune image ne préside l’ensemble. Orsten traverse les mythes et les références, construit un réseau de significations selon une logique interne dictée par ce qui se joue sous ses yeux. Des squelettes aux crânes de sangliers, des troubadours aux pharaons, un répertoire de créatures monstrueuses et libidineuses, sacrés et profanes, se déploient à la surface des toiles. Elles sont les émanations d’un bestiaire de tous les entre-deux, dont la puissance iconique semble célébrer un monde apocalyptique proche de l’univers hypnotisant de Jérôme Bosh. La peinture d’Orsten Groom pourrait être une exaltation du souci, dont parle Heidegger, à la fois condition de l’impulsion irrésistible et anesthésie de toutes les possibilités. Prise dans des dédales de détails, de superpositions sans hiérarchie, la peinture paraît en crise. Elle se situe à ce point d’acmé, où le temps semble suspendu. Si « le diable se cache dans les détails », selon la formue de Nietzsche, c’est peut-être parce qu’il permet de dilater le temps comme la pupille qui se trouve absorber dans et par le tableau, contemplant le paysage de sa propre finitude.