Les adorateurs du soleil

Thomas Devaux

Les artistes ont souvent fait du miroir le moyen par lequel notre perception se trouve hypnotisée ou déconditionnée de ses habitudes. En brouillant les frontières entre le réel et son double, l’ici et l’ailleurs, le moi et l’autre, c’est l’ivresse d’un ego qui s’échappe de son corps, tout en bouclant son regard sur lui-même, que ces dispositifs spéculaires nous permettent d’expérimenter. Ces espaces intermédiaires prirent un tour singulier lorsque, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, Louis Daguerre parvînt à retenir les images fugaces sur une plaque de cuivre recouverte d’une fine couche d’argent poli. En raison de sa surface métallique et miroitante, le daguerréotype reçu le nom de « miroir qui se souvient », speculum memor. À partir de ce moment, ainsi que le commenta Charles Baudelaire, « la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal »[1]. Non seulement l’invention de la photographie popularisa l’art du portrait, autrefois réservé à l’élite, mais les adorateurs du soleil firent l’expérience d’une double capture : visage et reflet se réifiaient et se démultipliaient sur le métal, semblant ainsi condamnés à perdre toute aura. Les techniques de reproduction s’industrialisant précipitèrent le visage des foules dans une économie de flux et de signes, dont la valeur d’échange, propre à toute circulation de marchandises, se doubla d’une fétichisation qui ne cessa d’accroître le goût des individus pour leurs images.

Les Totems de Thomas Devaux manifestent le retour du refoulé de ce phénomène d’extériorisation à grande échelle des visages apparu au milieu du XIXe siècle. Ce que nous vivons, à l’ère des selfies ou de Facebook, comme une banalité relève en réalité d’une invention singulière, dont nous ne mesurons pas le pouvoir de stupéfaction ni de sidération. Devaux nous expose à cette narcose, dont fut victime Narcisse. La ruse est d’autant plus redoutable que, poursuivant ses recherches sur les Rayons, il transfert sur un verre dichroïque une série de produits de consommation, dont il a diffracté la couleur de l’emballage au profit d’une abstraction contemplative. À l’instar des daguerréotypes, le public éprouve son reflet, avant de percevoir l’image photographiée qu’il mêle ensuite à celle-ci, pour ne faire qu’un. Fondu dans le flou et le miroitement des stratégies marketing ou des visages apathiques des Shoppers, ce dernier vit l’épreuve d’une double narcose. Entre captation de soi et des pulsions libidinales, ces obscurs objets du désir sont des pièges, des fétiches érigés vers des modes perceptions-consommées qui ne semblent laisser aucune échappatoire ni distance critique. Car ce ne sont plus des visages ou des paysages qui s’écrivent d’eux-mêmes par l’empreinte du soleil, les transformant ainsi en simulacres, mais les simulacres de nos sociétés de consommation qui deviennent les supports de notre propre réflexivité. Happés par leurs reflets, la lumière, l’or ou l’intensité d’un bleu roi, les individus ne paraissent plus que les résidus d’un self en manque d’altérité. Transfigurés en icônes contemporaines et baignant dans une lumière irradiante, les spectateurs recouvrent néanmoins l’illusion d’une aura déchue, en vivant le passage du présent vers le passé de l’image, de la couleur au monochrome, du moi vers l’infini. Certes les totems de Devaux flattent et piègent l’œil du regardeur, mais ils rejouent en cela la scène primordiale de notre propre ravissement.


[1] Charles Baudelaire, « Le public moderne et la photographie » (1859), Études photographiques, n° 6, mai 1999.