Ka Kualmaku
Marc Buchy, Ka Kualmaku, Tentative avortée de conservation du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, co-éditions Théophile’s Papers & Florence Loewy, 2023.
L’œuvre de Marc Buchy pourrait se définir comme un art de la dissémination et de l’infiltration qui bricole avec les moyens du bord. Prenant acte du renversement opéré par le capitalisme culturel et cognitif, qui subordonne la culture à la sphère marchande et fait de la connaissance un bien de consommation, l’artiste pousse dans ses retranchements le conflit entre valeur intrinsèque et valeur d’usage. Plutôt que d’ajouter du flux au flux, des images aux images, selon un principe accumulatif ou de surenchère visuelle, il détourne les logiques de savoir et de pouvoir pour en révéler les rouages invisibles. Faire grincer la machinerie bien huilée des régimes d’énoncés d’une époque, voilà qui devient pour lui matière à créer et à bifurquer. Comprenons que l’enjeu revient à identifier des rapports de forces, là où on ne s’y attend pas. Le projet Ka Kualmaku est l’un d’eux.
Se fondant sur la communauté Misak, peuple autochtone de Colombie, Marc Buchy tente d’apprendre une langue dite « en voie de disparition », à l’instar de la faune et de la flore à l’ère de la sixième extinction de masse. Car les langues, comme les statues, meurent aussi : de guerre, d’épidémie, de natalité insuffisante, par acculturation ou tradition orale, mais encore de colonialisme, de domination économique, de pression politique… Selon l’UNESCO, une langue disparaît toutes les deux semaines et si rien n’est fait, 90 % d’entre elles s’éteindront au cours de ce siècle. Pour autant, Marc Buchy ne se pose pas en « sauveur » d’une langue ou d’une identité, ce qui aurait été selon ses termes « une posture romantique et hypocrite », d’une part, et « contre-productive », d’autre part, en raison de sa position d’Européen inversant les flux historiques de domination et de globalisation. Son geste, tout en faisant sienne la dimension décoloniale, se situe ailleurs : dans l’espace même de circulation des savoirs et des dispositifs d’apprentissages par lesquels transitent des formes de pouvoirs implicites.
Le peuple Misak, reconnaissable à sa tenue traditionnelle dont le rouge / rose fuchsia représente le sang versé lors de la colonisation, était présent bien avant l’arrivée des envahisseurs européens et la découverte du Nouveau Monde. Leur langue, le namtrik, se retrouve sous forme de graphèmes et de morphèmes dans les vestiges de tout le territoire, mais ce n’est que depuis la seconde moitié du XXe siècle qu’elle possède un système d’écriture. De tradition orale, le namtrik est étroitement lié aux éléments de Mère Nature. Il permet de désigner des phénomènes climatiques locaux, une faune ou une flore endémiques qu’aucune autre langue ne saurait aussi bien mentionner. Comment le pourrait une langue dominante, comme le français ou l’anglais, si elle ne les connaît pas, ne partage pas la même cosmogonie ?
Après avoir détourné les codes éditoriaux des « Guides de voyage », à l’instar de son projet N2H4 qui se fondait sur les expériences et les souvenirs des locaux, Buchy réitère le protocole avec un « Guide de langue ». Plus que le contenu ce sont les régimes d’énoncés à l’intérieur d’espaces de savoir normalisés qui mobilisent l’artiste. En collaborant avec le graphiste Alexis Jacob, il rejoue l’esthétique austère et scolaire dévolue à ces formes de transmission des connaissances, afin d’amorcer une réflexion sur la façon dont les outils d’apprentissage, les chartes et conventions syntaxiques véhiculent des idéologies et des asymétries. De sorte que l’usage de tableaux de conjugaison, de listes de pronoms personnels ou d’exercices de versions — toutes ces « technologies de l’intellect » typiques des manuels et de la pensée occidentale — activent leurs propres apories.
Dans son ouvrage La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, l’anthropologue Jack Goody avait identifié dans quelle mesure la trace écrite avait développé l’emploi de cadres conceptuels graphiques tels que des listes, des tableaux, des inventaires, des dictionnaires, des catalogues, des diagrammes, etc. Le passage de l’oralité à l’écriture avait en effet été propice à l’émergence de ce qu’il nomme une « raison graphique » qui favorisa, entre autres, l’instauration d’une nomenclature du réel. En devenant l’instrument d’une nouvelle intelligence, l’écriture avait transformé en profondeur l’état des connaissances et participé au processus de domestication par et de la pensée écrite. La « pensée sauvage », dont il reprenait l’expression à Claude Lévi-Strauss, n’était pas la pensée des « sociétés primitives », mais celle à l’état sauvage, c’est-à-dire en tant qu’elle apparaît non domestiquée, non soumise aux objectifs de rendement propre à la pensée moderne. Ainsi comprendrons-nous pourquoi la pensée coloniale a pu considérer que tel ou tel peuple n’ait pas encore « commencé son histoire ». Les parlers indigènes y paraissent « incomplets », en « manque » de concepts abstraits, de temps au futur ou au passé, de verbes être et avoir, ou encore, en manque de pronoms possessifs comme semblent l’indiquer les espaces blancs dans cet ouvrage. Soucieuse de cultiver et de domestiquer, d’accumuler et d’organiser les savoirs selon ses intérêts (économiques), la pensée des Modernes, héritée des Lumières, favorisa une logique dont elle ne pouvait accepter qu’elle fût autre par ailleurs. L’objectivation, la rationalisation, le principe d’identité et de tiers exclu développa une science abstraite, dont on réalise avec stupeur qu’elle est incapable, à l’ère de l’Anthropocène, de penser le concret et d’agir. Comme le rappelle Marc Buchy, citant David gé Bartoli et Sophie Gosselin, « alors que le faire est tout orienté par sa finalité dans l’objet visé […] l’agir est sans fin, au double sens de sans finalité et d’interminable »[1].
C’est la raison pour laquelle tous les éléments « exposables » du projet Ka kualmaku relèvent de données fantomatiques, quasi invisibles, autant partielles qu’imparfaites, révélant dès lors leur impossibilité intrinsèque. De sorte qu’il ne reste qu’un geste, dont on ne sait s’il appartient au vocabulaire de l’art ou de l’agir. Soit encore une manière de désamorcer les logiques utilitaires, extractivistes et néocoloniales pour recouvrer l’expérience d’une traversée, avec ses imprécisions subjectives, ses cristallisations affectives, ses bégaiements, ses anecdotes qui situent et incarnent les régimes d’énonciations. Car le sens d’un énoncé dépend de ses conditions, autrement dit du contexte à partir duquel une phrase est prononcée. Français expatrié en Belgique, en résidence en Colombie, Européen en terre indigène, le geste artistique de Marc Buchy se réalise dans l’épreuve d’un écart, qui tente d’être touché et transformé plutôt que de cerner ou d’annexer une pensée. De même l’espace d’exposition, celui du tableau noir du maître, ou du guide de langue – titré Ka Kualmaku signifiant « Bonjour ! » en namtrik tel un « He There! » en couverture d’ouvrages scolaires –, sont autant d’espaces de savoir et de pouvoir mis en déroute ou en échec. Le geste d’infiltration se poursuit par ailleurs, selon un système imbriqué, jusqu’à la présente édition. L’artiste détourne en effet la ligne éditoriale de la collection cofondée par Théophile’s Papers et la galeriste Florence Loewy, en transformant la couverture en poster et par l’ajout de couleur.
Au fond le projet Ka Kualmaku, à l’image de la pensée mythique examinée par Lévi-Strauss, bricole, détourne et réorganise des broutilles ou des détails à sa disposition. À l’opposé des sciences dites exactes qui subordonnent la nature à ses outils de mesure et d’arraisonnement du monde, le geste de Marc Buchy se fonde sur une science du concret, plus à même de rencontrer la cosmogonie Misak. Les bribes de savoirs ou d’observations récoltées, les histoires sensibles se font les témoins fossiles d’une identité wambiana en péril, sans imposer la tyrannie de la supériorité d’une pensée. Les erreurs et les approximations qui parsèment le « guide » fourbissent alors les conditions d’un « respect » mutuel, dont l’étymologie respecere brode ensemble les termes « répondre », « regarder », « respecter ». C’est donc dans la capacité à affecter et à être affecté, à se laisser toucher et traverser dans l’expérience d’un monde que se tisse une relation responsable susceptible d’agir.
[1] David gé Bartoli et de Sophie Gosselin, Le Toucher du Monde, techniques du naturer, Paris, éditions Dehors, 2019.