Isabelle Plat in Multiland
Isabelle Plat in Multiland, Galerie Mouchet, Bruxelles.
C’est une rétrospective ? Disons que je vais reconstruire une petite histoire à partir d’œuvres déjà vues.
1984. Alors étudiante, influencée par le constructivisme russe, le futurisme italien et le cubisme, Isabelle Plat se prend d’intérêt pour la quatrième dimension évoquée par Marcel Duchamp. À cette époque, les notions de géométries non euclidiennes, de relativité et de probabilités, d’infiniment petit ou grand inspiraient à ses contemporain·es l’idée de réalités cachées de l’univers. Dans sa quête d’accès à des dimensions imperceptibles, l’artiste — dont le nom évoque un personnage de Flatland — confectionne une sculpture éponyme en spirale, traversée d’électricité. Le temps, l’espace, le mouvement, mais aussi les ombres et le vécu s’inviteraient désormais dans son œuvre.
S’ensuit une réflexion sur l’ambiguïté entre sculpture et mobilier, forme et fonction. L’artiste élabore le concept de « sculpture d’usage ». À partir « d’objets d’appartenance » prélevés sur ses proches, tels que des vêtements ou des cheveux, elle réalise des sculptures-cabanes, des portraits-portés, dans lesquels on se glisse. Ses pièces incorporent les spectateurs, elles se pratiquent, se touchent, deviennent des sortes d’excroissance, à mi-chemin entre la prothèse et l’organisme vivant. Elles sont en cela des objets relationnels qui tissent des liens invisibles entre les êtres et des traces de vies. Ainsi de ce manteau-chaise dans lequel nous pouvons nous installer, comme si notre corps prenait place dans un autre. Ce dernier est entendu comme un « espace à habiter », traversé par des dimensions et des subjectivités autres, humaines et non humaines. La relation de l’artiste à son chien, son rapport quotidien avec les légumes de son potager, nourrissent chez elle l’idée d’une continuité de la vie, où tout est pris dans d’étranges maillages.
Bientôt, ces « sculptures d’usage » deviennent des « portraits d’usage ». Non pour appuyer un certain humanisme, mais bien pour inclure ce qui, jusqu’ici, paraissait inanimé ou refoulé par la pensée moderne. Ces renversements sont constants dans son travail. D’ailleurs, de nombreuses œuvres se retournent tels des gants ou des chaussettes. Retour dans les entrailles de l’animal ou de la terre, invagination et pénétration opèrent silencieusement dans ses œuvres. Alors que dans les années 1990, l’artiste réalise Jardin d’Alice au poireau — un poireau traversant une table de médium granuleux, afin de nous montrer ce qui est caché sous la terre —, les logiques de fonctions et d’appartenance se disloquent. Passé·es de l’autre côté du miroir, les frontières abstraites et arbitraires (haut/bas, vivant/non-vivant) ne tiennent plus. Est-ce le portrait du poireau ou celui de la table ? Et si le légume était à la table ce que nos vêtements sont à notre identité ? Soit le moyen par lequel un mode d’existence ou une fonction apparaît. L’œuvre devient à présent un « portrait de table ». Alice poursuit sa chute et ses déambulations à travers les échelles.
Ses œuvres ne cessent en conséquence de rentrer dans de nouveaux réseaux de renvois. C’est aussi pourquoi l’absurde n’est jamais loin dans son travail, il déplace, diffère, provoque une ironie à même de susciter des pas de côté, à l’image d’Aberration-poireau (1996) et Aberration-carotte (1996).
Au fond, ses œuvres nous invitent à penser le système de relations et les résonances (visibles ou invisibles) qui se tissent à l’intérieur d’écosystèmes. Désormais, l’artiste développe des installations à partir de fragments de pièces précédentes. Elle les agence, combine, assemble, afin de créer des « portraits élargis ». Ses œuvres de cheveux feutrés (imputrescibles) côtoient un mobilier d’usage qui prend vie, ainsi que des sculptures d’acier réfléchissant l’environnement. L’homme natté (1991) demeure ainsi son modulor. Il découpe l’espace et le reflète, mais nous invite aussi à dépasser notre condition humaine pour de nouvelles sphères de résonances entre les choses, les êtres et le monde. À l’instar de Flatland ou de L’allégorie de la caverne, Isabelle Plat vise d’autres dimensions afin d’élargir nos connaissances et remettre en question nos vérités et nos croyances.
visuel : Isabelle Plat, Portrait of the Generous, 2023, mixed media.