Le futur est privé sur l’exposition I will survive de Hito Steyerl
The Future is Private
I will survive de Hito Steyerl, Centre Pompidou, AOC media, 28 mai 2021.
L’empire de la simulation recouvre désormais l’empire du réel à l’échelle 1. Une cloche transparente s’est apposée sur nos vies comme la carte borgésienne entendait coïncider avec la réalité, point par point, pixel par pixel. La gouvernementalité algorithmique est en marche, drainant avec elle son idéologie néolibérale, et ses logiques autoritaires et discriminantes. Pour faire front, l’artiste Hito Steyerl imagine une nouvelle application autonome, SocialSim, qui prend la forme d’une chorégraphie sociale entre insurgés, forces de l’ordre et civils.
Fuit d’un partenariat entre le K21 Düsseldorf et le Centre Pompidou, la rétrospective de l’artiste berlinoise Hito Steyerl — première femme à figurer en tête de la 2017 Power 100 List établie par le magazine ArtReview — se veut une réflexion sur le devenir d’un « art public ». Quelles visées peuvent encore tenir les Musées, dès lors que ceux-ci se trouvent de plus en plus souvent phagocytés par des intérêts privés ? Quel espace d’expression peuvent revendiquer l’art et la critique face aux risques d’ingérences et d’instrumentalisations ?
Invitée à occuper les plus vastes salles des deux institutions, Steyerl fait de ces couveuses symboliques que sont les Musées, le point de départ d’une réflexion sur l’architecture et ses fonctions, la culture et l’art, le privé et le public, le temps et l’espace. À Paris, le long des cimaises recyclées de l’exposition Christo et Jeanne-Claude, l’artiste-théoricienne déroule le fil d’une rétrospective sur près de trente ans que l’on parcourt à rebours, à la manière psychanalytique. De la pandémie aux Subprimes, du 11 septembre à la chute du mur de Berlin, en passant par l’exécution de son amie Andréa Wolf considérée comme une terroriste kurde, c’est l’histoire des crises successives influençant et instituant notre mémoire individuelle et collective que l’on traverse. Steyerl pointe sans ambages les stratégies de choc et les réactions sécuritaires qui en découlent et sapent les valeurs démocratiques au profit de la spéculation et des lois du marché. Strate après strate, on tente de sortir du labyrinthe des images qui voyagent, où le réel et la fiction se télescopent au point de se confondre avec la réalité, comme de la mort de Bruce Lee sur le tournage de Game of Death.
Un monde dans un monde dans un monde
À l’ère du « capitalisme de surveillance » dont Shoshana Zubroff a popularisé l’expression, des théories du complot ou de la loi Sécurité Globale renommée par le Sénat, le 18 mars 2021, « loi pour un nouveau pacte de sécurité respectueux des libertés », la question du contrôle des subjectivités se fait plus vive que jamais. L’exposition I will Survive se veut un message d’espoir au milieu de la dystopie et du marasme ambiant. D’abord célébrée par les luttes féministes, afro-américaines, puis les communautés gay et queer dans les années sida, la chanson disco est devenue l’hymne de l’Équipe de France de Football en 1998 puis 2018, avant de faire l’objet d’une campagne de prévention contre le coronavirus par Gloria Gaynor herself, sur TikTok dès le mois de mars 2020. Avec l’humour grinçant qui la caractérise, Hito Steryerl superpose les références et les adresses, sans jugement ni réponse. Elle nous met face aux dérèglements d’une époque dont la con-temporanéité — la temporalité partagée — semble plus que jamais en déliquescence.
Au cœur de sa rétrospective, sa nouvelle installation SocialSim (2020) livre son propre récit spéculatif sous la forme d’une simulation sociale qui combine des interactions modélisées par des « agents » avec l’émancipation d’œuvres évolutives et autogérées dans un Musée du futur hypothétique. Empruntant à l’esthétique des jeux vidéo, Steyerl imagine un monde simulé et automatisé dont les avatars, véritables zombies dansants à l’apparence d’agents des forces de l’ordre, se contaminent mutuellement (Dancing Mania). Les bras croisés dans le dos ou retournés en clé de coude des bad cops évoquent alors une autre viralité : celle des images de la mort de George Floyd assassiné par ces mêmes techniques d’étranglement et d’immobilisation. Leurs convulsions macabres sont mues au rythme d’une chorégraphie ajustée au quotidien par une ONG, le Forum Democratic Culture and Contemporary Art. Pour modéliser cette chorémania, dont les résurgences remontent aux danses de Saint-Guy qui sévirent entre les XIVe et XVIIIe siècles en Europe, Steyerl collecte ses données sur des applis sécuritaires de droite, des sites de théories du complot ou encore des plateformes niant l’existence de la pandémie comme ce fut le cas sur le réseau TikTok en Inde ou Facebook (conduisant les gouvernements à la suppression de certains contenus). Parmi les paramètres de simulation de Dancing Mania se retrouvent pêle-mêle : les menaces de mort envoyées via les serveurs de la police allemande (chaque jour), l’efficacité de la Cancel Culture (« 0 »), les munitions détournées des stocks de l’armée (en tonnes), les facteurs de jalousie identitaire (par appropriation culturelle). Pour l’application de chorégraphie sociale Rebellion (À bout de souffle) réalisé pour le Centre Pompidou, Steyerl focalise l’ajustement de ses paramètres sur des données officielles et indépendantes rapportées dans le contexte des mouvements de protestation en France : nombre de grenades GLI-F4 tirées lors des manifestations des Gilets Jaunes, nombre de mains arrachées ou d’éborgné·es suite à des violences policières, inégalités du taux de verbalisation pendant le confinement entre les quartiers riches et populaires ou encore nombre de décès liés à la Covid-19 entre ces mêmes zones, nombre de tweets postés par des comptes liés à la police contenant le mot « ensauvagement »…
Pendant ce temps, le thriller monté comme une série Netflix s’enroule autour du tableau, disparu puis réapparu, le plus cher du monde. Le Salvator Mundi (Sauveur du monde), attribué à tort à Léonard de Vinci fut vendu en novembre 2017, 450 millions de dollars au prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane en présence d’Emmanuel Macron. Aujourd’hui au cœur d’un scandale diplomatique, refusé dans la rétrospective consacrée au peintre de la Renaissance au Louvre, le chef-d’œuvre est le prétexte d’une critique frontale de la flambée du marché et de la chute des subventions publiques allouées aux lieux culturels.
SocialSim déplie la manière dont les jeux vidéo (pensons à SimCity, sorti justement en 1989) et la simulation globale sont colonisés par des logiques ultralibérales qui transforment nos expériences en chiffre pour mieux les optimiser. Elle montre également dans quelles mesures les manifestations anti-covid et les diverses théories du complot sont le résultat de la désinformation sur internet, et comment certains États prennent part à cette chorégraphie pour assurer leurs prospérités économiques, grâce à des techniques de cryptage de la réalité ou de falsification des archives. Plus on tente de comprendre les causes d’une crise, plus on produit de l’information et du bruit. James Bridle, dans New Dark Age. Technology and the End of The Future, expliquait en 2018 comment les boucles de rétroactions engendrées par la surcharge du réseau empêchaient de comprendre la complexité du monde. Les effets de cette densité noire poursuivent, selon l’auteur, les logiques fascistes qui président aux inégalités économiques, à l’effondrement de l’État-nation, la militarisation des frontières, la surveillance globale, les limitations des libertés individuelles, le triomphe du capitalisme neurocognitif, la montée de l’extrême droite, la dégradation de l’environnement… D’un côté, un monde simulé parfaitement orchestré par les logiques économiques contamine tous les pores de l’expérience individuelle et collective. D’un autre, prolifèrent des faits alternatifs dévoyant la parole des experts contre elle-même. Ainsi s’échafaudent des ontologies politiques qui tablent sur des réalités imbriquées : à des réalités officielles, modélisées de toutes parts, s’opposent des réalités clandestines et officieuses, parfois paranoïaques, parfois anarchistes, toutes prises dans la spirale d’un cercle vicieux. La surabondance d’informations conduit, de fait, à une désinformation qui pousse les individus à se réfugier dans des versions simplifiées, voire gamifiées du monde. Pour Steyerl, les jeux vidéo sont, pour la plupart, au croisement de complexes militaires et d’idéologies capitalistes, où prévalent des mécaniques d’accumulations, de gratifications, de classements et des rapports d’adversité binaire (aisément identifiables dans un monde globalisé). Le Game, soumis à des règles établies en amont, pose par conséquent, et pour chacun, un but à atteindre en vue de gagner la partie, tout en déterminant qui meurt et qui survit.
Des mondes dans des mondes dans des mondes se répondent, se heurtent, s’embrassent dans la complexité du vrai, du faux et du vraisemblable, du flux et du code. Et sur ces dimensions paradoxales et contradictoires se branchent des boucles temporelles récursives, où le calcul remplace la pensée consciente, la corrélation la compréhension. Le monde se trouve ainsi exprimé par une raison computationnelle, qui confond passé et futur, et se délecte d’associations formelles faisant de notre contemporain un disque rayé, une réitération infinie de mèmes, où la viralité est totale.
Is Art Private?
Pour appréhender l’œuvre de Hito Steyerl, il nous faudra donc faire le deuil de nos catégories modernes. Si partout l’on clame la relation, l’interaction et le mélange, force est de constater que le socle de notre pensée occidentale est bien en peine à appréhender le monde sans les qualités des idées claires et distinctes sur lequel il s’est fondé. Ainsi n’y aura-t-il plus de temps linéaire, de passé, de présent et de futur, de haut et de bas, d’intériorité et d’extériorité, mais un entremêlement de tous les possibles prenant tantôt en otage nos imaginaires, tantôt les débridant. Aussi nous faudra-t-il endosser les lunettes d’un ruban de Moebius pour tenir le gouvernail du cyberworld, dépeint par Steyerl. Conçu sur mesure, et par la mesure de nos vies et de nos désirs, la réalité a pris la forme d’un patchwork, où co-évolue une multitude de points de vue ayant perdu foi en une réalité partagée et officielle. Enfermé·e·s dans nos bulles numériques et nos désirs programmés, nous ne voyons le monde que de manière parcellaire, voire caricaturale. C’est ainsi qu’Hito Steyerl met en défaut le contemporain : nous ne vivons plus le même temps, celui-ci est écrasé, fragmenté, en miette. Sa liquidité a signé sa liquidation, et sa dissolution dans les panoptiques benthamiens. Le Contemporain hypostasié n’est plus la pointe sensible de nos synchronies, mais une répétition en manque d’altérité. Coincés dans un présent venant du futur et un futur contaminé par le passé, les algorithmes ne font que rejouer les opinions et les préjugés déjà en vigueur, accentuant ainsi les discriminations, voire annulant les anciennes luttes.
Partout les gestes des humains s’automatisent dans le but avoué d’entraîner des réseaux de neurones dont nous devenons les esclaves volontaires. Au cœur de la scénographie dédiée à Christo et Jeanne-Claude, Steyerl identifie un couloir qui deviendra la toile de fond d’un vis-à-vis pour son œuvre The City of Broken Windows (2018). Les fenêtres sont l’illustration la plus idiomatique de l’art, ainsi que Leon Battista Alberti le décréta pour développer ses principes de perspectives linéaires. Elles sont aussi la marque de la Modernité, des virtualités miroïques et de l’idéologie de la transparence qui agita « La Civilisation de verre » rêvée par Paul Scheerbart, Walter Benjamin ou Mies van der Rohe. Elles sont encore une nouvelle étape dans l’histoire de la surveillance et du colonialisme, à l’image du Crystal Palace qui exhiba les trophées de ses colonies ou du projet inachevé La maison de verre de Sergueï Eisenstein. Elles sont enfin une parabole des systèmes imbriqués propres aux fonctions muséales et aux vitrines des galeries.
The City of Broken Window de Steyerl, donc, présente deux chevalets situés aux extrémités du couloir lesquels supportent deux écrans plats pour deux visions du monde opposées. Dans une première vidéo, Broken Windows, l’entreprise Audio Analytic développe une technologie de sécurité visant à préparer méthodiquement des IA à identifier le son d’une vitre brisée en vue de créer des « maisons intelligentes ». Toute la journée, des employés (dont une femme au casque rouge faisant un caméo dans SocialSim) explosent des vitres, de la même manière que l’on entraîne des algorithmes à la reconnaissance vocale. Utopie de la sécurité absolue, la domotique entend répondre aux instructions langagières ordonnées par les bris de verre. À l’opposé, Unbroken Windows montre les initiatives d’une organisation à but non lucratif dont la communauté ne cesse, elle, de réparer les vitres cassées de son quartier. Convaincus que la vision d’une vitre brisée incite à en détruire d’autres, les habitants de ces quartiers populaires peignent des fenêtres en trompe-l’œil. Reste en suspens cette question : qui de l’individu ou de la vitre est au final le plus fêlé et morcelé ? Entre ces deux vidéos et deux mondes, des textes en écriture automatique truffés d’erreurs scandent notre marche, tandis que des brèches dans la scénographie nous rappellent aux failles du réel : une vitre fendue du Centre Pompidou creusant l’abîme.
Happée par des connexions tous azimuts, des associations formelles ou des corrélations propres à la logique computationnelle, la pensée divague de signifiants en signifiés, et se met à fonctionner comme un rêve, si ce n’est une hallucination programmée. Les mondes de Steyerl ne se contentent pas d’énoncer la fin des dialectiques modernes et l’émergence d’une simulation mathématique globale, ils les mettent en pratique. Immersion et narration sont les volets d’une trame dont le tissage n’est plus celui du texte et des images, mais des n dimensions (IA, VR, AR). L’hypertexte et les réalités augmentées s’invitent naturellement dans l’équation. Peu à peu, la virtus cède le pas à la numérisation, le possible au probable, le devenir à l’actualisation. Des plantes qui n’existent pas encore sont prédites par une IA et la véracité factuelle de ces dernières n’est qu’une chimère spéculative, prévient l’artiste dans son œuvre Power Plants (2019). L’armature du réel se délite et se recompose constamment via des architectures vacillantes, de béton, de verre, ou d’écrans. Jusqu’à ce point de simulation virtuelle à grande échelle que modélisent, selon Hito Steyerl, les réseaux sociaux dont l’infrastructure invisible tend vers des logiques fascisantes.
Si le mélange est total, alors il ne sera plus farfelu de connecter les stratégies marketing d’un directeur artistique chez Balenciaga avec le Parlement européen et les manœuvres de campagnes électorales menées par Cambridge Analytica (Mission Accomplished: Belanciège, 2019) ; le recours aux algorithmes pour cibler des individus ou des groupes étant désormais une tactique commune à la mode et à la publicité politique. Enfin, nous ne serons pas non plus surpris d’apprendre que la maison Balenciaga appartient au groupe financier Kering, lui-même fondé par François Pinault, un des plus grands collectionneurs d’art contemporain au monde, dont la collection privée prendra place, dès son ouverture (repoussée plusieurs fois en raison de la pandémie), à la Bourse du commerce dans le quartier des Halles à quelques encablures du Centre Pompidou.
On l’aura compris, on entre dans l’œuvre de Steyerl par le milieu comme projeté sur une rampe trop bien waxée. Cela aura pour effets de désarmer les plus aguerris, de décourager les plus cohérents d’entre nous, d’exalter les passions complotistes de celles et de ceux qui sont persuadé·es que la vérité est cachée et qu’il faut la démêler par la force de la raison. Ou bien, verra-t-on chez Steyerl la tentative d’intensifier ou de désamorcer le sens pour en produire de nouveaux : hallucinatoires et dystopiques. L’exposition I will survive se clôt sur November (2004), œuvre matrice, d’arts martiaux féministes, où le réel s’invite dans la fiction. Alors qu’elle n’a que 17 ans, l’artiste réalise avec son amie d’enfance Andréa Wolf un film de série B à la super 8. Si la première meurt dans le film et la seconde disparaît à califourchon sur sa moto sous un soleil couchant, c’est bien parce qu’il n’y a que dans la fiction que se produisent les réels documentaires. Steyerl, dans la vaine de Harun Farocki, montre ainsi dans quelles mesures les archives individuelles sont toujours tramées et contaminées par des représentations politiques et historiques. Et si nos vies venaient à être modélisées ou gamifiées à des fins économiques, alors on peut bien parier que l’humain en serait l’ultime avatar.
[1] Martin Untersinger, Mark Zuckerberg n’a toujours rien compris à la vie privée, Le Monde, 07 mars 2019.