Cash, Check, Charge or Art?
Cash, Check, Charge or Art?, Rubrique « Pratiques Critiques » de la revue Point contemporain, paru en juin 2017.
« Les prédictions sont difficiles,
surtout quand elles concernent le futur ».
Niels Bohr.
Des touches noires et blanches s’enfoncent automatiquement sur un clavier, la partition suit le cours d’un programme encodé. Il s’agit de l’évaluation de la valeur du CAC40 sur la période 2005-2010. Hugo Brégeau a établi un rapport de proportionnalité entre des valeurs musicales et des valeurs économiques. Il les a ensuite, de manière « logique et pragmatique », converties en partition et encodées sur l’instrument. Dans une vidéo réalisée par la Panacée en 2014, l’artiste regarde silencieux les touches s’enfoncer du piano disklavier. Soudain, le rythme s’accélère, les tons deviennent plus graves, la partition s’assombrit, nous sommes à l’orée de la crise de 2007. La « main invisible » continue de jouer la partition du marché, à l’image de ces algorithmes aux noms évocateurs, tels que « Sumo, spécialiste dans la négociation de volumes d’ordres dodus », son collègue Oasis qui est plus maigre, ou encore Sonar, Dark, Razor, Scouter, Tex, Float, Aqua, Ninja, Crossfinder Plus, Night Vision, Night Owl, Pathfinder, Cobra, Nighthawk… Parmi eux, il y a aussi des algorithmes bêtes, non adaptatifs et non aléatoires comme Sniper, le narrateur du livre 6/5 qui, lui, reste caché dans un coin, à attendre et observer. Le moment venu, tandis que « ses concurrents arrivent à un prix d’équilibre, juste avant qu’ils ne fassent l’affaire, Sniper vise, tire et en un rien de temps, vole la transaction en ne gagnant qu’une très faible somme – mais en gagnant quand même » [1].
Cet algorithme acéphale est l’illustration parfaite de la « main invisible des marchés », une main guidée par l’appât du gain, mais dont la poursuite de ses propres intérêts ne concourt pas, contrairement à ce que soutenait Adam Smith, à l’autorégulation. Bien au contraire, la tactique de Sniper pourrait un jour parasiter ce monde de requins et causer l’effondrement des marchés à haute fréquence. La dématérialisation économique et la spéculation qui l’entoure se retrouvent autant dans l’immobilier que dans l’art à travers les fluctuations de la valeur. C’est à cette traduction matérielle de données invisibles et abstraites, déterminant la valeur d’une chose, que de nombreux artistes nous invitent aujourd’hui.
« La valeur n’est, en somme, jamais autre chose qu’une image qui se charge d’une puissance doxique, d’une puissance de notoriété. C’est cela que nous ne cessons de regarder ici, pourvu que jamais n’advienne la formule ”cash, check charge or art” »[2], conclut Fabien Vallos, afin de présenter l’exposition quasi éponyme de l’espace Arondit, rue Quincampoix.
Dix ans après la crise des supprimes, les marchés financiers poursuivent leurs opérations, les traders humains ont depuis longtemps été remplacés par des modélisations mathématiques. La virtualisation est à son comble, au point que les banquiers de la BNP ont du mal à répondre aux questions simples de l’artiste Marine Semeria, venue en caméra cachée : « D’où vient l’argent lorsqu’on fait un crédit ? Qui crée la monnaie et comment ? ». De ces flottements dans les réponses, de ces rires forcés et gênés s’ensuit une série de réflexions passionnantes, parmi lesquelles la création de l’argent devient un facteur de création de la valeur, à moins que ce ne soit l’inverse. Le malaise procède d’une boucle, dont il ne faudrait dévier. Car la spéculation, quand bien même désignerait-elle l’« observation », n’en repose pas moins sur des calculs, de la pré-vision, à l’image de la vidéo Liquidity de Hito Steyerl dressant un parallèle entre les changements climatiques et la tempête financière engendrée par la faillite de la banque de Lehman Brothers.
« Comment en est-on arrivé à imaginer que l’évaluation de la situation économique d’un pays pourrait découler du même calcul que la prévision de la météo du week-end ? », « Quels liens pourrait-il exister entre l’observation des vagues et l’analyse financière ? », renchérit Hugo Brégeau dans ses tirages numériques Dites-le avec des fleurs et Le bassin boursier.
Le fait est que, une fois de plus, des forces supposées invisibles agencent le cours des choses. Flux et reflux parsèment la grille de compréhension et d’instauration de la valeur, sous couvert d’anticipation. Plus que jamais, la spéculation se retrouve au cœur d’une réflexion sur l’art contemporain. Au point que la substitution progressive du « contemporain » par la formule « art émergent », en devient douteuse, tels un symptôme ou la réponse à une crise qui ne saurait être que financière. La promesse de l’émergence suit la voie du risque et du pari. Elle redéfinit le temps qui est le nôtre comme elle fait le vœu d’un futur qui informerait notre présent. Elle affirme la volonté de changer de référentiel, de régimes du vrai et du faux, bref de système de valeurs.
Alors que les colloques sur la valeur de l’art ne cessent de croître, que Luc Boltanski et Arnaud Esquerre dénoncent la manie du collectionneur, dans leur dernier ouvrage intitulé Enrichissement. Une critique de la marchandise ; que les Beaux-Arts de Paris affichent au programme un colloque international autour de la « valeur de l’art » ou que le Centre Pompidou exposera en juillet 2017 l’action critique contre la spéculation dans l’immobilier et dans l’art, le Territoire artistique au m2, menée 40 ans plus tôt, par le récalcitrant Fred Forest, l’espace non-profit Arondit accueille une jeune génération d’artistes, nés pour la majorité dans les années 80. Ces derniers avaient répondu à l’appel lancé par l’équipe et son directeur artistique Romain Semeteys. Organisés en collectif et collaborant autour de leur projet, ils proposèrent une exposition, dont l’objet principal était sans doute l’argent, dans ce qu’il avait de plus trivial et de plus problématique.
Mesure de la valeur de toutes choses et désirable absolu, l’argent devenait dans les mains des artistes une matière première, dont il s’agissait bien, dans un second temps, de vendre la marchandise. Mais que proposait-elle de nouveau en comparaison de l’exposition L’Argent commissariée par Caroline Bourgeois et Elisabeth Lebovici, au Frac Île-de-France / Le Plateau ? L’art participait déjà du capitalisme financier et cognitif, nous étions en 2008 et la crise allait avoir lieu quelques mois plus tard. Peut-être les artistes ont-ils une conscience plus aiguë de sa virtualisation. Les transactions se font désormais en millisecondes et sont traitées par des mains invisibles au cœur de silicium. L’argent n’existe plus. Wall Street n’est plus que le nom d’une rue, où travaillent silencieusement des « traders à hautes fréquences ». Elle est le symbole devant lequel les activistes d’Occupy s’assoient. Ainsi en est-il de L’odeur de l’argent élaborée à partir d’une analyse chromatographique d’un billet de cinq euros. Offert à la vaporisation sur des cartels, comme un parfum chez Sephora, sa fragrance est synonyme de fulgurance. La simplicité du geste, proposé par l’artiste Julie C. Fortier, n’a d’égal que la force de démonstration. Qui fait la valeur de l’art ? L’artiste, le critique, le collectionneur, le visiteur ou son prix ?
L’histoire et le marché conditionnent à la fois l’envers et le revers du cheminement emprunté par l’art aujourd’hui qui cherche autant à s’affranchir d’une histoire[3] qui l’enferme dans le carcan d’un académisme, que d’un marché qui en régule le sens, la trajectoire et, bien évidemment, le coût. Un art qui serait par conséquent toujours déjà jugé d’avance, dont la valeur dépendrait du nombre de zéros, de ses exégètes et de tous ceux qui contribuent, de près ou de loin, à l’émergence d’une œuvre. Car si l’un a l’idée, l’autre la réalise, un autre encore en permet l’exposition, puis la vente, quand le critique en produit le commentaire éclairé, le collectionneur la plus-value, l’institution la consécration, le visiteur le regardeur si ce n’est le spectateur. Un réseau d’interférence qui fonctionne au final comme un système autocentré, clos sur lui-même.
C’est un peu « cette machine inutile bien que tout à fait fonctionnelle » [4], que décrit Domenico Quaranta, à l’endroit de l’entreprise Untiltled SAS d’Émilie Brout & Maxime Marion, dont le médium est une société par actions simplifiée (SAS), avec pour objet social le fait d’être une œuvre d’art au capital ouvert à tous. À la fois actionnaire et collectionneur, celui qui achète des parts en deviendrait presque une composante de l’œuvre, du moins peut-il modifier la valeur globale de la société/œuvre en vendant et achetant à prix libre. Critique de la bulle spéculative commune à l’économie et à l’art contemporain, cette œuvre, bien qu’immatérielle, jouait d’une mise en scène mêlant trompe-l’œil en marbre, néons ou échantillons d’entreprise, formant une boucle tautologique renvoyant l’entreprise et l’art à eux-mêmes.
Ce système forclos, fondé sur la spéculation, se matérialise encore dans la proposition croisée d’Arthur Chiron et Marine Semeria. Si la seconde réduit des billets à une surface blanche, sorte de monochrome quasi suprématiste ne laissant apparaître que les bandes holographiques de certification d’authenticité, le premier procède par élévation en modélisant en 3D les architectures inauthentiques, car fondées sur une représentation générique d’un courant architectural, des billets[5]. La série 885 (somme des valeurs des sept billets d’euros) tend à neutraliser le rapport de force entre les courants architecturaux illustrant la chronologie des styles à travers un protocole de mise à l’échelle, où la couleur moyenne du billet fait elle-même l’objet d’un aplat. Cette fragmentation du billet, qui fait chez Ronan le Creurer paysage, constitue autant d’abstractions conditionnant la valeur marchande et artistique. Car si l’art contemporain est devenu une voie royale pour le blanchiment d’argent et l’optimisation fiscale, dans les maisons de ventes aux enchères, c’est bien parce que la valeur des œuvres est spéculative par nature, fruit d’un consortium fonctionnant en circuit fermé.
C’est à ce déraillement du marché de l’art que nous invite, enfin, Luc Lapraye avec sa série de diptyques TheSquareMeter. Le panneau de gauche, accessible à tous, est symboliquement marqué 1€/m2, tandis que celui de droite suit la courbe économique, grimpe de centaines en milliers et se déplace du premier marché au second au gré des spéculations, de la cote, de la rareté, de toutes ces stratégies qui font monter la valeur d’une œuvre ; ouvrant ainsi la voie à des marchés annexes piqués par l’excitation des enchères et atteignant des sommes toujours plus exorbitantes. En vendant ses toiles au mètre carré, l’artiste met en place une mesure incitative : il accompagne le mouvement de spéculation de l’entreprise managériale de l’art, d’une part, et dénonce le traitement doxique de cette dernière, d’autre part. Présenté dans la Galerie Laure Roynette, le dispositif expositionnel mettait face au problème épineux de l’évaluation et de l’importance démesurée prise par la grille marchande au détriment des valeurs traditionnelles, au travers d’une mise en scène mimant et minant la loi de l’offre et la demande. Semblables à des produits de consommation, emballées dans du cellophane comme de vulgaires morceaux de viande, déclinées en autant de formats qu’il existe de bourses et stockées dans des caissons en plexi, les œuvres devenaient à la fois les caricatures d’elles-mêmes et une valeur fiduciaire en devenant une monnaie d’échange.
Au fond la spéculation – buzzword de la pensée philosophique depuis Quentin Meillassoux –, cristallise un « esprit du temps » aussi générique que l’est le concept de « flux », aujourd’hui. Reste qu’il a le mérite de décrire une époque et toute société se définit d’abord, rappelait Durkheim, par l’idée qu’elle se fait d’elle-même. C’est bien parce que la valeur est d’abord l’objet de croyances ayant des effets réels que cette dernière doit être construite socialement. De la mise en scène aux récits, la démarche des artistes tend à inventer de nouvelles formes de partage et de création de valeurs. S’il n’existe pas de valeur objective, si plusieurs prix sont possibles, car plusieurs avenirs le sont aussi, l’évaluation n’a rien de neutre. Elle n’est jamais la mesure de ce qui est, mais toujours l’expression d’un point de vue au service d’intérêts et d’une sphères de références : artistes, critiques, galeristes, collectionneurs, curators, dont l’étymologie anglaise dit bien ce qu’il en est aujourd’hui, à savoir un travail de cure au double sens de soin et de curetage, c’est-à-dire de nettoyage…
[1] 6/5, traduit à partir de 0 et de 1 par Erwin Karp, Le Kremlin-Bicêtre, Éditions Zones Sensibles, 2014, p. 79.
[2] Fabien Vallos, communiqué de presse de l’exposition Cash, Check or Charge ?, Arondit, mai 2017.
[3] Si l’Histoire est toujours celle des vainqueurs, elle est aussi dans son acceptation grecque, l’historia, c’est-à-dire la « connaissance par l’enquête », elle-même provenant de hístōr qui signifie autant la « sagesse », le « témoin », que le « juge ».
[4] Domenico Quaranta à propos de Untilted SAS d’Émilie Brout & Maxime Marion, 2015, http://www.eb-mm.net/fr/projects/untitled-sas.
[5] « Chacun des billets de la monnaie européenne illustre un édifice fictif représentant un courant de l’histoire architecturale européenne. L’ordre chronologique d’apparition de ces courants architecturaux suit l’ordre de valeur des billets. Ainsi est adossé au billet de 5€ une architecture classique, au billet de 10€ une architecture romane, au billet de 20€ une architecture gothique, au billet de 50€ une architecture de la renaissance, au billet de 100€ une architecture Baroque et rococo, au billet de 200€ une architecture art nouveau, et finalement pour le billet de 500€ une architecture moderne. Ce choix établi par la banque centrale européenne suggère une notion de hiérarchie de valeur entre les différents styles architecturaux.
885 propose d’extraire ces édifices de la planéité des billets. Ces architectures sont modélisées numériquement puis produites sous forme de maquettes. L’échelle de celles-ci est déterminée par le coût de matière première nécéssaire à leur production. C’est ainsi que chaque sculpture est réalisée en impression 3D pour une valeur d’un septième de 885€ soit environ 126,43€. Ce protocole de mise à l’échelle tend à neutraliser le rapport de force entre ces sept courants architecturaux ». Arthur Chiron, 885, http://www.arthurchiron.com/885.html.
3 Comments
je me rappelle un article important de Jean-Joseph Goux, « Cash, check or charge », publié dans ma revue Communications en 1990
C’était le titre choisi par les artistes de l’exposition. Visiblement, ça a circulé ! Très beau titre en tout cas.
lisez Goux, le dernier des génies inspirés