Cap au pire. Clarisse Tranchard.
Cap au pire. Clarisse Tranchard. Portrait paru dans Curiosités contemporaines, le 2 avril 2018.
Hate is love. L’œuvre de Clarisse Tranchard traverse des univers multiples, où se croisent les espèces, s’enchevêtrent des strates temporelles et se juxtaposent des couches sociales dans un dialogue qui semble impossible. Elle les traverse donc, mais en tentant de réconcilier le macro et le micro, la théorie de la relativité générale avec celle de la physique quantique. Alors, forcément, cela achoppe et bifurque, car ces thèses et visions du monde sont essentiellement incompatibles l’une avec l’autre. Tendue entre deux extrêmes, Clarisse Tranchard nous plonge dans une sorte de rêve éveillé, dans lequel la réversibilité de toutes les polarités (masculin/féminin, humain/animal, individu/collectif, passé/futur) forme un trou dans le réel, à l’image de son œuvre La suspension de l’incrédulité qui télescope des corps morcelés de mannequin avec ceux d’une biche, le plastique et la feuille d’or. Ces entre-deux ne sauraient toutefois se faire l’écho d’une déconstruction idéale, dans une perspective postmoderniste pseudo-derridienne, ou queer. Il s’agit plutôt d’un saut qualitatif vers d’autres régimes de pensées et d’actions. Telles de petites bombes en puissance, ces œuvres semblent rejouer des mythes originels. L’on y retrouve les sexes d’Adam et de Ève réalisés en millier de gommettes, de fastueux banquets, des joutes amoureuses, un compagnonnage inter-espèces. Or, après la tragédie survint toujours la farce : les appétences sont frustrées, la peau du couple primordiale se lézarde, les fruits exquis paraissent inaccessibles, les animaux demeurent figés dans la faïence ou la paille. Si ces derniers évoquent des trophées de chasse, à l’instar de sa série Hate is love ou Red Dear, ils incarnent bien davantage la prétention à l’exceptionnalité du règne humain, sa bêtise, car seul l’homme peut être bête. Dans les mondes de Clarisse Tranchard, les hiérarchies se dissolvent ou plutôt se rencontrent dans une sorte de satire heurtant la morale bourgeoise. Elle y dépeint les vices d’une société privilégiée, ses biais, l’opulence dont elle se gargarise et le gaspillage qui s’en suit, sa quête de petits pouvoirs et ses travers égoïstes. La série Family Machine : Goodnight Kids, Dinner et Revenge solidarise les membres d’une famille absente avec de gros clous et des tasseaux de bois fendus. Les meubles y ont pris la place des individus et les services dressés ou les couverts en pied-de-biche semblent dénoncer une classe sociale qui ne vit que pour manger et non ne mange pour vivre ; une classe devenue une machine physiologique, sans état d’âme ni considération pour l’autre, préoccupée par sa seule jouissance, le sexe et l’appât du gain. Dans la décadence de tous les excès et la grande bouffe jusqu’au suicide, c’est finalement l’enfermement, l’ennui, l’angoisse et la « solitude des espèces » qui s’instillent.
Si son œuvre s’incarne dans la tension, Hate is Love pourrait en être la ritournelle : la répétition douloureuse d’une scène primordiale qui, parce qu’elle n’est pas comprise ainsi fait retour comme le refoulé. « Essayer. Rater. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux », écrivait Samuel Beckett, dans Cap au pire. Ainsi cap au moindre encore. Sans cesse recommencer. Défaire les œuvres, des années après les avoir créées, pour mieux les refaire. Partir. Revenir. Assembler l’improbable, dans une quête qui se réduit à l’instinct de survie animal plus qu’au désir de sens humain. Hate is Love. Encore. Toujours. Conjurer le sort du petit succès bourgeois et les appareils de pouvoir hétéronormés, pour vivre l’échec comme un instant d’ultime liberté.
Image de couverture : Clarisse Tranchard, La suspension de l’incrédulité, 2017, sound sculpture. 40th anniversary of the Centre Pompidou. » Traversée Ren@rde « . Centre d’Art Transpalette, Bourges