Anne Horel. Scories et stories
Sans doute avez-vous déjà croisé ou utilisé un sticker, un filtre ou un GIF animé, signé Anne Horel ? Présente sur les réseaux, collaborant régulièrement avec les grandes plateformes du Web ou les versions beta des générateurs d’images tel que Dall-e, l’artiste française renouvelle le champ de l’art contemporain de même que la réflexion sur les mémoires du futur à l’heure de l’essor des technologies créatives assistées.
Dès 2008, l’étudiante aux beaux-arts de Cergy s’empare des réseaux sociaux comme médium de création à part entière, produit des clips et de courtes vidéos, sous l’œil médusé de ses professeurs qui lui opposent que ce n’est pas de l’art. Pourtant l’histoire avait depuis longtemps tranché le débat. En institutionnalisant les ready-made en 1917, l’art contemporain ne cesserait plus d’outrepasser les limites ne répondant bientôt d’aucun critère, ce qui en ferait son premier critère. Héritière de Duchamp, des retournements de valeurs opérés par la pop culture, et désireuse de se saisir des nouveaux médias, Anne Horel comprend d’emblée que l’esthétique de demain se ferait, aussi, sur Internet et la logique du capitalisme tardif.
Très vite, le succès est au rendez-vous, l’artiste décolle en postant du contenu sur Vine jusqu’à ce que ses œuvres, sa fame et sa crypto, ne disparaissent du jour au lendemain avec la clôture de la plateforme. Se pose alors, pour Anne Horel, la question de la mémoire et des traces, nombreuses et fragiles, que nous laissons. Comment les stars adulées d’aujourd’hui seront-elles perçues dans 2000 ans ? Sur quelles bases les générations futures établiront-elles les récits de notre civilisation en déclin ?
Le monopole de l’histoire et de la conservation n’est plus l’apanage des musées et des bibliothèques, les banques de données y pourvoient, tandis que les IA deviennent les gardiennes de ce nouveau temple de la vie et de la mort, de la présence physique et des avatars, du réel et du virtuel, où tout se contamine, sans hiérarchie ni cohérence.
« Si ce sont les plumes qui font le plumage, ce n’est pas la colle qui fait le collage »
Anne Horel est une collectionneuse, une accumulatrice d’images, d’objets et de fétiches de notre époque contemporaine. Chez elle, les murs sont constellés, les tables encombrées ; de petits autels émergent de toute part. Et, dans cette accumulation/consommation frénétique, elle opère des rapprochements, des collisions, des disjonctions fécondes.
Si les artistes au XXe siècle ont amplement expérimenté l’art du collage, déjouant ainsi la linéarité construite du réel, force est de constater que le XXIe siècle est devenu lui-même un gloubi-boulga globalisant. Alors que le postmodernisme se jouait des tensions entre Haute et Basse culture, la logique qui prévaut désormais est celle d’un monde TikToké, où défilent pêle-mêle des contenus hétéroclites de chats, de stars, de gâteaux régressifs ou d’ASMR. Si le mélange est total, les télescopages improbables et le rythme fracassé, les intentions ont changé. Car le réseau est devenu artiste, ou plutôt, les algorithmes générés dans les bureaux climatisés de la Silicon Valley. En une décennie, les milliards de contenus postés chaque jour par les usagers auront engendré une esthétique bigarrée à même d’augmenter la réalité, en nourrissant le ventre boulimique des IA.
En faisant des réseaux et des générateurs d’images, ses matériaux de prédilection, l’artiste plutôt que de redoubler le « chaos organisé » tente de donner forme à l’hétérogène. Non pas pour lui insuffler une prétendue unité ou clôture, mais pour recouvrer ce qui, dans les technologies digitales, nous relie, malgré tout, aux autres et au monde.
Le cloud et le câble
Nourrie de mythologie, de cartomancie et de spiritualité, l’œuvre d’Anne Horel donne corps à des « créatures », sortes de monstres ou de « demi-dieux », ainsi qu’elle les nomme elle-même. Il faut voir dans ces visages hybrides, devenus sur-faces d’inscription de signes et de traces, le témoignage d’une époque dont les icônes artificielles ont remplacé les divinités d’antan. Rappelons que les avatars désignent, en sanscrit, « la descente sur terre d’êtres supraterrestres » pour maintenir l’harmonie cosmique. De même, les créatures d’Anne Horel sont l’incarnation de tout ce qui prend vie dans le cloud, tout en étant relié par de multiples câbles sous-marins ou Ethernet à la vie terrestre, tel un cordon ombilical. En animant ces entités « câble-connectées » d’une respiration ou d’une voix, elle leur insuffle une psyché, une âme, ou les fait sortir de l’écran en les modélisant en argile de ses doigts. Dans un autre registre, ses créatures microMACRO, aux allures de peluches cosmiques, endossent des fonctions protectrices ou guerrières, comme des doudous réconfortant au seuil d’un monde promis à l’effondrement.
Aussi pourrions-nous voir dans ces « datadéités » – mélanges d’icônes virtuelles et actuelles – une sorte de conscience collective née des entrailles de la matrice, des fibres et du cloud. Elles sont en cela les résidus de nos propres traces digitales, tout à la fois monstrueuses et enivrantes, porteuses de nos croyances, de nos angoisses et de nos fantasmes.
Autels de mémoire
En déplaçant son art sur les réseaux, Anne Horel élargit les publics, elle détourne également de l’intérieur les outils de production des plateformes, mais elle prend aussi le risque de l’impermanence et de l’évanouissement des archives dans les limbes des stories. Son art est ainsi devenu le reflet des flux et des reflux du Web, du ventre de la matrice. D’où cette avalanche de burgers, de pizzas, de foodporn jusqu’à l’overdose : le fast·e se décline alors en plusieurs langues. De l’anglais, nous retiendrons l’idée de fast-food et le sentiment d’une accélération sans limite, et du français une culture de l’apparat, à l’image des perles et des colliers qui ornent ses demi-dieux. Son art échafaude en cela des « autels de mémoire », autrement dit des espaces de vénération et d’idolâtrie qui, selon l’étymologie du mot autel, offrent de « l’élévation » et de la « profondeur », altara, à ce qui est plat ou écranique ; de même qu’ils apportent, alere, de quoi alimenter, sustenter les divinités. L’ambivalence est à son comble dès lors que l’on sait que l’artiste est vegan depuis des années.
Les temples ou palais de mémoire d’Anne Horel accueillent sur ses carreaux de faïences ou ses papiers peints, telles les mosaïques ou les fresques de Pompéi, les vanités et les natures mortes de notre contemporanéité. Dans un style hérité des grands maîtres de l’histoire de l’art, l’artiste renverse les valeurs au profit d’une vision kitsch surchargée, où le merch et les goodies s’invitent aussi dans le bal des souvenirs. Car si le kitsch évoque le mauvais goût, il signifie littéralement « ramasser des déchets dans la rue ». Or ce sont par ces derniers que les archéologues reconstituent l’histoire.
De sorte qu’il faut voir dans son œuvre, une volonté de prendre soin de la masse des scories et des stories que nous laissons, car ces dernières sont toujours susceptibles de disparaître et avec elle, ce qui fait notre humanité.