Michel Couturier, La confusion est productive

Michel Couturier, La confusion est productive, La lettre volée, 2025

La confusion est productive 

Polyglotte, né à Liège, joueur de flûte traversière, Michel Couturier était, paraît-il, un peu lunaire. Je le découvre en photos : ici, il fait une chandelle devant sa série de photographies de marbre présentée au Pavillon belge lors de la Biennale de Venise en 1986 ; là, il a les mains pleines de fusain — et toujours, ce sourire espiègle. En légende, Lino Polegato écrit : « Ce qu’il adorait par-dessus tout c’était surprendre son interlocuteur par des poses incongrues »[1].

Je l’imagine fantasque et rêveur, un brin monomane, lui qui, des années durant, fit des pylônes, lampadaires, grues ou panneaux publicitaires, les motifs sans titre de ses dessins. Flottant dans le blanc de la feuille, la figure isolée s’impose. Monochrome. Verticale. Totémique. Elle se détache par un jeu de surexposition et de contraste qui lui confère des allures de ruine, telle une colonne antique en décrépitude. 

Michel Couturier jouait l’idiot[2], composait de travers, détournait les langages. Il mettait en place une désorientation douce, en inversant les régimes de signe pour faire surgir le vivant de l’inerte, l’organique du géométrique, le poétique du politique, et inversement.

Des trois ordres grecs qui modèlent notre imaginaire urbain, le dorique est le plus dépouillé. Il se distingue par son absence de base, son chapiteau à échine plate, son fût cannelé et conique qui accentue l’effet optique. Nos villes sont dardées de ces structures autoritaires, ascendantes et phalliques : obélisques, colonne Vendôme, colonnes Morris, tours d’immeubles — toujours plus hautes. Les colonnes trônent au milieu des places, des ronds-points, le long des routes et des péristyles. Si bien que les artistes n’ont jamais cessé de revisiter ce motif. Je vous laisse y songer un instant… Buren et Brancusi-à-l’infini s’imposent, bien sûr, à l’esprit. Mais les femmes ne furent pas en reste, et les Occidentaux les seuls dépositaires. Car la colonne n’est pas une invention helléniste, contrairement à l’opinion répandue. Inspirés par la nature, les Égyptiens furent les premiers à concevoir des piliers empruntant leurs apparences aux lotus, aux papyrus ou aux palmes. Les Palais dédaliques du Roi Minos étaient parsemés de troncs d’arbres entiers et retournés pour éviter la repousse. Élément structurel, tout autant que métaphysique, la colonne relie le sol au plafond, la terre au ciel. Elle évoque le mythe d’Atlas, « le porteur », condamné à soutenir pour l’éternité la voûte céleste. Parent éloigné de Sisyphe, le titan donna son nom au recueil de cartes géographiques de Mercator.

J’ai le sentiment que Michel Couturier a, lui aussi, composé un atlas, patient et ordonné, de ces colonnes contemporaines que sont les poteaux électriques, les feux de signalisation, les tours de vidéosurveillance, les écrans de publicité, les antennes TV, les fers à béton de la modernité industrielle. Issues de sa série des Posters, puis de ses vidéos, les Figures de Michel proviennent de régions multiples : Perugia, Bruxelles, Luxembourg, Antwerpen, Berlin, Valencia, Villeneuve d’Ascq, Wolfsburg, Les Pennes-Mirabeau, Marseille, Buenos Aires… À chaque nouveau déplacement, il se précipitait pour photographier ces structures a priori interchangeables. Car ces silhouettes, qui brisent la ligne d’horizon tels un clocher, une horloge publique ou un minaret, émergent de territoires bien particuliers. Centres commerciaux, autoroutes, parkings, ports de fret ; autant de lieux standardisés, voire de non-lieux, qui modèlent des comportements tout aussi normalisés. Dans ces paysages du capitalisme, les marchandises, comme les personnes, ne sont que flux, transit, contrôle, et la vie, placée sous haute surveillance, se réifie.

Pareille de prime abord, leur typologie est en réalité infiniment variée pour qui prend le temps de regarder. Michel Couturier en fait un répertoire de formes, un vocabulaire plastique. Élevés au rang de totems, ces monolithiques détraqués semblent, à la manière d’un alphabet, écrire quelque chose. Feuille après feuille, l’artiste les décline dans un trait net noir, proche de la calligraphie, ou baveux et tremblant, comme celui d’un enfant. 

Si Michel Couturier cultivait une forme d’idiotie, qui met en défaut les vérités dominantes, il faisait néanmoins de la littérature – italienne et oulipienne en particulier – une boite à outils apte à désaxer et suspendre la raison. Ainsi du Marcovaldo d’Italo Calvino, des Dialogues avec Leuco de Cesare Pavese, des écrits de Pasolini, ou des œuvres de l’Ouvroir de littérature potentielle de Jacques Roubaud ou de Jean-Bernard Pouy, avec son curieux Spinoza encule Hegel

Dans Marcovaldo ou les saisons en ville, le personnage éponyme, exilé dans les cités industrieuses du XXe siècle, rêve d’espaces verts. Il cherche sans cesse ce qui, dans la ville, pourrait lui rappeler la nature de son village natal. Soudain, l’épée d’un général, perché sur son estrade, paraît un arbre ; un panneau publicitaire, un arbre encore ; un feu de circulation, une lune intermittente. Artificielle, la nature émane d’un paysage d’asphalte, de campagnes marketing, de campagnes de guerres. Michel Couturier résumait la chose de la manière suivante : « À Turin, dans les années 60, vit une famille pauvre et nombreuse. C’est l’hiver, les enfants sortent de la ville à la recherche de bois pour se chauffer. Ils arrivent au bord d’une autoroute bordée de publicités, un paysage qu’ils voient pour la première fois. Ignorants, ils prennent les objets publicitaires pour des arbres. La confusion est productive, ils se chaufferont effectivement avec. Ils ont exploré et domestiqué la forêt de publicité qui a pris la place de la forêt primaire. Ces enfants sont intrépides et bourrés de rêves et d’imagination. Ils sont motivés par un besoin impérieux : ne pas mourir de froid».

En découvrant sa vidéo L’enlèvement de Proserpine, dont découlent plusieurs dessins, je suis frappée par le lien entre le cycle saisonnier et l’image du circuit automobiles. Alternant des plans fixes en positif et en négatif, bourdonnement et vrombissement, écosystème et circuit fermé, Michel Couturier nous invite à franchir le mur des illusions, à décorréler le signifiant du signifié. Je l’imagine, joueur de flûte, nous conter une nouvelle mythologie contemporaine, à la manière de Roland Barthes. 

Dans cette pratique obstinée du relevé graphique, du prélèvement quasi archéologique des saillances urbaines, affleure un imaginaire latent — un folklore de la modernité tardive, peuplé d’esprits métalliques et de végétations artificielles. 

« La confusion est productive », car elle permet la désaliénation. Au fil des dessins, Michel Couturier prend de plus en plus de liberté. Comme l’écrivain de fiction postapocalyptique, Jean-Bernard Pouy, il tord la réalité, l’exagère pour la rendre propre à une narration haletante. Désormais, une chose peut bien passer pour une autre : un pylône un arbre, un lampadaire un feu, un centre commercial une montagne, un fil barbelé un feuillage délicat, un panneau JCDecaux un tableau dans le musée urbain. Car l’aliénation dont il est question est celle qui nous désigne, nous modernes, comme étrangers dans notre propre monde.

À son arrivée à Lille dans les années 2000, Michel Couturier découvre, effaré, un paysage d’hyper et de supermarchés campant( la toile de fond de son nouvel univers. Les lampadaires et les poteaux électriques deviennent les frêles troncs d’une « forêt de signes » à explorer, de vieilles branches métalliques rabougries. Les feuilles d’or et d’argent font alors leurs apparitions dans le travail de l’artiste. Leurs miroitements évoquent les reflets d’une carcasse, mais aussi, peut-être, les moirages de l’eau. 

Il n’est pas question de juger la société de consommation, en pointant du doigt la masse des travailleurs se rendant religieusement dans ces temples de la consommation le samedi matin. Mais plutôt, me semble-t-il, de se tenir à la frontière, toujours en lisière, au risque de la confusion. À regarder les titres de ses expositions personnelles — Autour de Rome, Est-ce là le centre? Un Royaume sans Frontière, Le Bois sur l’AutoroutePériphéries, Looking for Clues —, nous comprenons que ce qui occupe Michel Couturier est la réversibilité des regards entre ville et campagne, centre et périphérie, nature et culture. De même que la jungle amazonienne est pour sa population un lieu de culture — où ce que les Occidentaux tiennent pour sauvage et non domestiqué est, pour elle, une réalité sociale —, l’artiste nous invite à voir du naturel dans ce que notre modernité technicienne nomme artificiel. 

En retournant les perspectives, Michel Couturier cherche à dissoudre les rhétoriques de pouvoir véhiculées par ces colonnes contemporaines, et ouvre un dialogue avec les totems, les esprits de la végétation ou la sphère mythique de notre modernité. C’est peut-être pour cela qu’on y perçoit des accents animistes. Non pas dans un sens mystique ou religieux, mais dans la capacité des formes à s’émanciper de leur fonction disciplinaire, à revendiquer une existence propre, un langage à elles. Les Figures deviennent des silhouettes errantes, des échos de totems urbains déclassés, des revenants du paysage industriel. Et de ces lieux inhabitables, il tente de faire, malgré tout, des foyers.

Marion Zilio

Avril 2025


[1] Lino Polegato, « Hommage à Michel Couturier à Été 78 », Flux 41, 

[2] Chez Beckett, Clément Rosset ou Gilles Deleuze, l’idiot est un personnage conceptuel qui pense, précisément, en faisant l’idiot. Personnage à la marge, l’idiot crée par son regard décentré un régime de l’incertitude et de l’ambivalence, à la portée puissamment subversive.