Louise Gügi. Métabolique des plis
Comment donner une corporéité aux matériaux et aux textures, activer les objets de manière à ce qu’ils traduisent une forme d’usage, mais aussi un certain corps émotionnel ?
Louise Gügi a compris que nos objets quotidiens tissent la sphère domestique qui nous domestique en retour. De ces relations répétées surgissent en effet des rapports de forces, voire d’assujettissement, au double sens du terme. Parfois nous faisons corps avec nos objets et ceux-ci deviennent des sortes d’organismes animés, voire des extensions de nous-mêmes. Parfois, ce sont nos corps qui sont chosifiés et deviennent, sous l’effet d’un regard objectivant, une mécanique des fluides, dont on cherche à régler, tel un plombier, le bon fonctionnement.
Louise Gügi travaille la métabolisation des traumatismes, à travers une pratique du soin et de la métamorphose. Ainsi s’aventure-t-elle dans des récits spéculatifs qui content une épopée terrienne, au seuil de sa propre fin.
Ce n’est pas un hasard si l’artiste a fait du textile l’un de ses matériaux de prédilection. Tout à la fois enveloppe, mais aussi surface d’entrelacement de plis — comme le cerveau et les intestins —, le tissu partage avec notre peau des fonctions de contenance, de protection et de communication. L’épiderme est d’ailleurs notre plus grand organe. Revêtant des tons chamarrés et texturés, ses compositions ludiques nouent l’optique à l’haptique et sont, en cela, une invitation à « toucher le monde », tels les livres sensoriels qui encouragent les enfants à explorer et à s’adapter à leur environnement, ou à développer leur langage.
Réconfortante et douillette tels un duvet ou un cocon, son œuvre explore le potentiel positif de la régression, dont la larve et les hamacs-linceuls semblent symboliser le passage. Associée au « recul en arrière », ce mouvement est souvent chargé d’une connotation négative, pourtant chez Louise Gügi, la régression sera plutôt la condition d’une réconciliation. Celle entre le corps objectivé des sciences modernes et d’une sensorialité de la matière qui déjoue les intrusions de la pulsion scopique par des opérations de résilience. De sorte que ses sculptures, installations et performances sont comparables à une décharge, voire une jouissance, où le désir d’appropriation d’un corps par un autre, tente d’être sublimé ou expulsé.
Et puis, il y a ces nombreux cerveaux qui ponctuent son œuvre tel un motif, à la fois récurrence et prétexte. Un prétexte, justement, n’est-il pas ce qui arrive avant le texte, avant la parole qui digère et assimile son contexte ? Quand la sidération est trop grande, les mots s’échappent et l’on se repli sur soi. Or ce sera par l’intermédiaire d’objets, devenus des alter ego, que l’artiste trouvera une résolution. C’est pourquoi ses volumes endossent les fonctions métaboliques de digestion, vomissement, défécation, désir, jouissance.
De ses dessins préparatoires à la tapisserie Cosmo·idio·eros, fresque immersive contant la destinée métamorphique de l’humanité, ses fictions spéculatives ne cessent de rejouer, à chaque échelle, de la cellule au cosmos, des cycles métaboliques dans une poétique chaosmique. Ainsi les corps semblent s’invaginer, s’incorporer, se dévorer de l’intérieur. Comme Franz West, ses œuvres charrient l’idée d’ingurgitation et de régurgitation, mais si l’artiste autrichien a une obsession pour les assises, chez Louise Gügi, il s’agira de coffres-corps, de cerveaux-chapeaux, de bouches-ventrales, soit des contenants anthropomorphes desquels jaillissent toutes sortes d’objets magiques. On retrouve également des modules encastrables, où tout s’agence, se combine, se machine, ou des formes autoritaires et monolithiques, à l’image de son trône-corps monté sur des pieds-roulettes.
S’il y a un rejet des hiérarchies et des rapports de coercition, la démarche de Louise Gügi nous invite au final à prendre la mesure de l’enchâssement de toutes choses. Non pour les réduire à un grand tout, mais pour valoriser la pluralité des existences, la manière dont ces dernières tiennent et s’impliquent les unes les autres, les unes au risque des autres. Si bien que ces corps anthropophages désignent la propension de notre espèce humaine à s’autodévorer, dans le racisme, les féminicides, l’exploitation de la nature, ou encore, à se faire manger par l’architecture qui la domine et la domestique, en retour.