Vincent Meessen– Personne et les autres,
Entretien avec Vincent Meessen – Personne et les autres, pour Inferno la Revue, 2015.
Pour représenter la Belgique, vous avez opté pour un pavillon collectif et international qui met en dialogue une dizaine d’artistes étrangers. Chacun traite à sa manière la question du postcolonialisme. Comment s’est opéré ce choix ?
On peut dire que le pavillon est une forme de mandat, ou un exercice avec des attendus. Or la question qui se posait était : comment contourne-t-on les attendus ? Comment, finalement, on « déçoit » ces attentes. On les déçoit en essayant d’être constructif, en construisant quelque chose qui opère une série de ruptures. L’ouverture du pavillon était une manière de recréer des perspectives, de rassembler des singularités et des subjectivités. Ce n’est donc pas tant la question du postcolonialisme, que celle de la Rencontre qui nous préoccupait en premier lieu.
Trois gestes contournent ces attentes. Le premier vise à décevoir l’attente d’un projet solo, le deuxième celle de la représentation nationale, enfin le troisième geste consistait à contourner l’idée que se fait généralement le public de la consécration d’un artiste dans une biennale. Ma démarche est un processus, en aucun cas elle ne pouvait se percevoir comme le moment d’un accomplissement personnel. Cela fait d’ailleurs partie de ma pratique qui comporte des enjeux « para-curatoriaux »…
En invitant des artistes, votre geste porte en effet cette dimension curatoriale, voire « para-curatoriale ». Par là vous offrez la possibilité à des artistes de réécrire et de s’approprier l’Histoire, au profit de petites histoires. Est-ce pour vous une manière de « prendre soin » (to cure), de la mémoire des colonisés et des opprimés ?
Première chose, ce n’est pas un geste caritatif, aucun de ces artistes n’a besoin ni de moi ni du pavillon pour être visible. Je ne me pose pas non plus comme curateur, cependant je m’intéresse à des gestes d’ouvertures et de collaborations para-curatoriaux. Ce n’est donc pas non plus une démarche autoriale, mais plutôt une réflexion sur l’intelligence des collectivités. Le but était de produire des formes qui nous mettent au travail, nous oblige, tout en déjouant le positivisme de la grande Histoire.
Les artistes invités s’intéressent effectivement à des personnages ou des récits passés à la trappe de l’Histoire, car jugés anecdotiques, empreints de relents nostalgiques ou de dénis. Dans la mesure où l’Histoire est une construction moderne, je préfère m’intéresser aux micro-histoires, à la manière avec laquelle on construit quelque chose qui n’est plus là. La mémoire est une façon de travailler le souvenir du passé pour rester ancré dans le présent. Or, on répète d’autant plus ce qu’on ne comprend pas. C’est ce que je voulais mettre en relief dans la vidéo Un, deux, trois, où des jeunes femmes doivent « recomposer », telle une ritournelle, un morceau de rumba disparu à partir des paroles retrouvées d’une chanson contestataire signée par un étudiant situationniste M’Belolo Ya M’Piku. Il faut savoir que la rumba est un style musical importé de Cuba qui fut très vite assimilé par les Congolais, qui se sont reconnus dans ses rythmes et ses sonorités. L’appropriation de cette musique par les femmes tisse des liens entre colonisés, mémoire, et politique.
Le pavillon belge est le premier pavillon étranger construit dans les Giardini, il est contemporain de la terreur coloniale orchestrée par le roi Léopold II. S’agit-il d’un devoir de mémoire pour mieux se projeter dans le futur, et répondre au thème proposé par Okwul Enwezor « All the Word’s Futures » ?
Il ne s’agissait pas d’un devoir de mémoire, on savait qu’Enwezor était commissaire et on connaissait ses thèmes. Cependant, il devenait significatif pour nous de trianguler la Belgique, Kinshasa et Venise en tant que lieu de la dernière conférence situationniste. Le projet s’est donc construit sur ce document, et prend acte de ce moment de dissolution qui signe le décès de ce mouvement révolutionnaire de l’avant-garde internationale. On revenait donc sur un terrain marqué par l’échec et la rupture, avec comme souci de préserver cet héritage.
Le titre de l’exposition « Personne et les autres » est tiré d’une pièce du critique d’art belgeAndré Frankin, proche de l’Internationale Lettriste et membre de l’Internationale Situationniste.De quoi parlait cette pièce ? Quel est le message que vous souhaitiez communiquer ?
Frankin est une figure obscure et complètement oubliée par les Belges, sa pièce reste une œuvre inconnue qui tente de réfléchir à ce que pourrait être un théâtre situationniste ; un théâtre donc de la dissolution, où l’acteur n’incarne plus un personnage, mais devient personne. Le titre est très beau, mais il évoque également une force politique qui engage quelque chose de l’ordre de cette participation africaine au mouvement. De sorte que sa polysémie renvoie à l’idée d’absentification des mémoires. Nous voulions travailler la multiplicité en soi, se positionner contre les discours identitaires, avoir la capacité de produire une subjectivité de l’ordre d’un assemblage.
La portée politique de votre travail accompagne les tensions local / global propre à l’art contemporain. Comment situez-vous votre pratique au regard de la globalisation de l’art aujourd’hui ?
Il y a deux enjeux : la globalisation comme question du marché, et moi je suis très à côté de cela en privilégiant un travail avec des institutions. Puis la dimension politique à partir de laquelle on pense la question de la distribution, de la mise en scène, de ce truc complètement fabriqué qui s’appelle Venise, mais qui a une historicité. On sait que Venise est l’enfant illégitime des expositions coloniales et universelles, la foire aux nations, c’est sur ce dispositif que nous avons choisi d’inventer une mythographie qui part du micro-document, d’une présence locale pour ouvrir des perspectives plus larges, et surtout sortir des clivages nord/sud, local/global, par l’ajout d’un troisième terme, d’une mise en récit, qui viendrait complexifier et densifier notre intention.
Avant de développer une carrière artistique, vous avez réalisé des documentaires, il semble que vous ayez conservé cet amour des archives, des témoignages et des enquêtes. Comment cela prend-t-il forme dans votre œuvre ?
J’ai fait en effet des études de journalisme, puis j’ai travaillé dans différents milieux de la presse, radio, tv, etc. Vers 30 ans, je me suis définitivement tourné vers une carrière artistique, car j’avais la maturité pour cela. Je préfère cependant parler de document plutôt que d’archive ou d’enquête. Le documentaire m’intéresse beaucoup, dans la mesure où il est le véhicule prioritaire du réalisme.
L’esthétique documentaire dans mon travail est toujours manipulée, porteuse de quelque chose d’irrésolu, il faut la mettre en procès, la rendre problématique et ambiguë, afin de créer les conditions d’expérience du document.
Encore une fois, je préfère opérer par triangulation, en liant l’esthétique documentaire, avec l’héritage conceptuel, tout en utilisant la question de la mise en récit pour fabriquer quelque chose qui permette une mise en circulation. Puisque le documentaire n’est pas autre chose qu’une fiction, autrement dit une construction comme l’Histoire, il reste important de le mettre à l’épreuve du réel, de rompre avec l’idée d’un rapport de consommation, voire de fétichisation du document.
Ce rapport au réalisme, je le conçois comme une manière de réorganiser et de produire une nouvelle intelligence des faits, par des gestes d’appropriation ou de saisie du réel qui défont la signature au profit d’une intelligence des collectivités.
Parmi les artistes invités figurent :
Mathieu K. Abonnenc (1977, Guyane française, vit et travaille à Metz)
Sammy Baloji (1978, République Démocratique du Congo, vit et travaille à Lubumbashi et à Bruxelles)
James Beckett (1977, Zimbabwe, vit et travaille à Amsterdam)
Elisabetta Benassi (1966, Italie, vit et travaille à Rome)
Patrick Bernier et Olive Martin (1971, France, 1972, Belgique, vivent et travaillent à Nantes)
Tamar Guimarães et Kasper Akhøj (1967, Brésil, 1976, Danemark, vivent et travaillent à Copenhague)
Maryam Jafri (1972, Pakistan, vit et travaille à Copenhague et à New York)
Adam Pendleton (1984, États-Unis, vit et travaille à New York)
Commissaire de l’exposition : Katerina Gregos