Thibault Brunet. kill-box <> black-box
Texte de présentation de la série « Boîtes noires », de Thibault Brunet.
Alors qu’il est en résidence à New York et que le printemps s’invite timidement, Thibault Brunet poursuit ses recherches sur l’imaginaire des grands espaces américains : des territoires vierges à conquérir pour un nouveau départ. De site en site, son enquête le mène vers des vidéos de déserts sur YouTube, l’algorithme de prédiction lui propose des vues cartographiques, des drones survolant de vastes étendues, des simulations 3D auxquelles se mixent les fantasmes des expéditions lointaines et des missions d’évangélisation d’antan. Nous sommes en mai 2018, Trump vient de transférer l’Ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem, soudain ses fils d’actualité Twitter et Facebook propagent de nouveaux imaginaires du vide. Des déserts américains aux ruines du Moyen-Orient, il n’y eut qu’un pas.
Depuis les Printemps arabes de 2011, la Syrie est devenue, à la fois, le théâtre d’une guerre sanglante et de l’information. Jamais un conflit n’a en effet été aussi photographié, filmé ou cartographié, le doublant ainsi d’une guerre des images et des représentations. Tous les jours, des agences de presse relaient les ruines de Damas, Alep ou Homs pour mobiliser l’opinion internationale, tandis que le carnage consenti poursuit son cours, dans l’impunité la plus totale, au su et au vu de tou.te.s. Les villes sont devenues des squelettes mortifères de béton et de gravats. Confortablement installé derrière son bureau, comme s’il visitait une ville grâce à Google Street View ou aux commandes d’un drone, tel un soldat ou un gamer, Thibaud Brunet pénètre un monde où le truchement du vrai, du faux et du vraisemblable paraît poreux. Le vol lent et parfois saccadé du drone confère à l’œil une impression de caméra embarquée qui augmente la sensation d’une partie en FPS (first-person shooter). Le monde se réduit à une maquette, une sorte de « kill-box » traduisant l’espace en 3 dimensions pour mieux coordonner l’action. De clic en clic, la sérendipité le mène vers des vidéos d’amateurs à la provenance parfois douteuse. Bientôt l’information se mêle à la propagande, la vérité des faits aux faits alternatifs. La confusion est d’autant plus grande que l’interprétation de ces images sépare les questions formelles et esthétiques des enjeux éthiques, moraux et politiques. Du Liban à l’Irak, d’hier à aujourd’hui, les champs de ruine demeurent identiques : des immeubles éventrés, troués, ajourés, des câbles jonchant le sol, des amas de briques recouvertes de poussière qui érodent et émiettent le paysage comme de la dentelle. Le dur devient mou. La déréalisation et la fiction s’invitent dans le document. Les ruines sont atemporelles et en tout point déshumanisées, elles nous mettent au défi de distinguer ce qui est réel et ce qui est fabriqué. C’est sans doute la raison pour laquelle, elles fascinent, hypnotisent, et que nos pulsions scopiques côtoient l’ambivalence du sublime. Les RuinsPorn sont devenues un commerce juteux, où s’alternent le cynisme d’un tourisme noir, qui embarque des Occidentaux en Jeep tel un safari, et l’expérience esthétique de l’évènement.
La série Boîtes noires est née d’un sentiment étrange, celui d’être voyeur et contempteur d’une excitation menée à l’écart de considérations éthiques au profit d’une esthétique algorithmique. Les vues de la série ont été réalisées à partir des vidéos proposées par le navigateur YouTube, Thibault Brunet les a triées afin de ne retenir que celles provenant d’organes de presse, traduites en JPEG, puis modélisées en 3D. La « boîte noire » du logiciel code le réel en données chiffrées et agence les ruines d’Alep ou de Damas sous la forme d’un monde-maquette, à mi-chemin entre le jeu vidéo et la restitution muséographique. Ces miniatures paraissent tout à la fois déréalisées et, paradoxalement, recorporalisées par la simulation. L’objet semble circonscrit par une enveloppe charnelle, dont la couleur sable des briques et les parpaings gris-bleus des bâtiments évoquent une peau meurtrie. Ces membranes quasi organiques et closes sur elles-mêmes recouvrent dès lors leur fonction de boîtes noires, en conservant la trace mémorielle des désastres de la guerre.