Entretien – Critique, vous avez dit critique ?
« Une bonne critique est une critique qui me donne à penser
et non une critique qui me dit ce que je dois penser »
Marion Zilio.
Quelles conclusions tirez-vous de la soirée de rencontres organisée le 16 avril par l’AICA, « Qui a (encore) peur de la critique ? » ? La problématique supposait que les artistes ou les galeristes se méfiaient autrefois de la critique, car elle faisait et défaisait les carrières ; aujourd’hui précarisée de toute part, la tendance se serait-elle inversée ? La légitimation et le pouvoir de force des critiques ne se seraient-ils pas affaiblis au profit d’une hypothétique toute-puissance des artistes ?
Il est vrai que le métier souffre d’une grande précarisation et que l’AICA doit encore veiller à valoriser ses différents aspects, tant sur le plan économique qu’intellectuel. De nombreuses revues spécialisées bénéficient de soutiens financiers provenant d’institutions, de galeries ou de musées qui paient des publicités, si ce n’est du contenu. De fait certaines critiques deviennent des relais de communication malgré elles, quand bien même seraient-elles négatives, ou se plient à une censure invisible qui fait dévier la critique vers des formes descriptives ou complaisantes. Les critiques les plus incisives s’appliquent à détraquer des mastodontes, des Biennales ou un art jugé de mauvais goût, à l’image des Tulipes de Jeff Koons, ce qui est finalement le comble du consensus. D’autres soulèvent les dessous du fonctionnement du marché de l’art, des fondations, des musées, des commissaires, des Écoles ou des Prix. Bref, on s’attaque à l’écosystème de l’art contemporain, rouage après rouage, et on oublie les œuvres et leur expérimentation.
De sorte que les premiers à avoir peur de la critique sont paradoxalement les critiques qui se sentent menacés dans leur liberté d’expression, instrumentalisés ou inutiles, désavoués par leurs pairs. Toutefois, ce qui sonne comme un constat d’échec ou se fait l’écho d’un sentiment nostalgique, s’avère une aubaine pour la critique. Dès lors que s’annonce une fin ou une crise, dans un domaine ou un autre, s’ensuit une phase résolutive, une phase postcritique. Certains considèrent que cette bifurcation est l’effet d’une lassitude, voire même d’une résistance, d’autres estiment que la critique n’a plus vocation à se faire l’inspecteur des travaux finis d’œuvres ou d’expositions, en les labélisant « Art Contemporain ».
Cela signifie-t-il pour autant que le pouvoir se soit renversé ? Je ne crois pas. À la verticalité de la critique et son ascendance sur les artistes, il serait plus correct de parler en termes d’horizontalité. L’art contemporain fonctionne comme un écosystème, global et connecté, où chacun des acteurs : artistes, critiques, curateurs, galeristes, collectionneurs, etc. constituent le maillon d’une chaîne dont l’interdépendance des membres est à la fois son remède et son poison. L’artiste fait partie d’un plan d’égalité, dont il croit (encore) être le point de départ. En se déplaçant de l’intérieur, la critique tendrait à lui redonner la parole, à défaut de lui fermer la bouche comme elle le faisait par le passé par un jugement acerbe, arbitraire et autoritaire.
Pouvez-vous préciser les méthodes que la critique utilise pour se modifier ? Il semble que l’oralité et l’entretien soient au cœur de nouveaux enjeux créatifs, y aurait-il d’autres formats selon vous ?
Les entretiens ou les correspondances avec les artistes ont toujours existé, cependant nous assistons à une volonté de « contemporanéiser » un métier, dont la charge critique s’essouffle pour les raisons d’ordre économique, technique et historique que nous venons de mentionner.
L’art contemporain évoluant et expérimentant de nouvelles modalités d’interventions et d’énonciations, il est normal que la critique se modifie avec son objet vers des formes que l’on peut qualifier de plus créatives, au sens où l’évaluation et l’ascendance autoritaire ne sont plus les coordonnées principales de la pratique critique aujourd’hui. De fait, les critiques d’art ne sont plus prescripteurs ni mêmes médiateurs ou traducteurs, leurs champs de compétence se déploient vers d’autres modalités, parfois plus orales en effet, parfois inactuelles, parfois plus en phase avec les interfaces techniques, de YouTube à Instagram. Dans tous les cas, l’enjeu est de déplacer des codes largement balisés et de sortir de nos zones de confort respectives ou d’éléments de langage qui assèchent la pensée.
Je pense par exemple à Hans Ulrich Obrist qui propose des marathons de la parole sous la forme d’Entretiens Infinis, à Camille Paulhan qui vient de réaliser une critique d’exposition à partir du livre d’or de l’exposition « Traces du sacré » qui avait fait date à l’époque, ou encore à des critiques d’exposition effectuées de mémoire, ou des dizaines d’années après. D’autres proposent des lectures performées comme Guillaume Désanges, des expéditions dans des lieux insolites, ou des clips vidéo à l’esthétique pseudo post-internet, à l’instar de DIS.Art. Il m’est arrivé d’écrire des critiques fictives ou d’adapter mon écriture aux univers des artistes ou des expositions, l’une d’entre elles se présentait tel un conte de fées, une autre se situait dans le futur. Je modifie alors mon vocabulaire, le ton ou le rythme de mes phrases, au point que mon identité d’auteure tend à se diluer. Un jour, j’ai écouté Booba pendant des heures afin de rédiger un texte sur l’exposition « All-In » de Mohamed Bourouissa qui exposait une vidéo montée sur la bande-son au refrain éponyme. Plus récemment, j’ai suivi le protocole de l’artiste Haythem Zakaria qui réalise des dessins en suivant les battements d’un métronome fixé à 400 BPM ; à ce rythme le cerveau ne pense plus, il actionne des zones réflexes, les enjeux de mon texte se situaient ailleurs, dans la forme.
Une critique dite performative ou en bon compagnonnage avec les artistes ne risque-t-elle pas de faire disparaître la critique d’art écrite, plus réflexive, dans la presse spécialisée ? On peut avoir le sentiment que ce n’est plus le critique qui explique l’œuvre de l’artiste mais l’artiste lui-même, n’y aurait-il plus d’intermédiaires ?
La critique orale ne pourra jamais évincer la critique écrite, dans la mesure où, pour un bon nombre d’entre nous, le point de départ de la pensée reste l’écriture, tant nous sommes conditionnés par cette technique graphique de spatialisation de l’information. Le flux de parole, à travers la radio ou l’entretien oral, est un autre exercice, où se déploient par conséquent d’autres modalités de pensée plus ancrées dans l’intuition, la spontanéité, mais aussi l’erreur et l’accident : dans le direct, il n’y a pas de repentir, de ctrl+z, ni de pomme-c ou -v.
En ce qui concerne la fonction d’intermédiaire, il est vrai que le public attend de la critique un rôle de traducteur et de législateur : la critique validerait ou invaliderait la pertinence des œuvres et guiderait un public souvent désemparé face aux aberrances du marché de l’art contemporain ou de son hermétisme. Personnellement, j’ai le sentiment que cela participe à l’horizon du procès qui sévit aujourd’hui et au système désastreux des notes, des likes et des cœurs qui fleurissent sur internet et conditionnent l’économie de l’attention. Comme je le dis souvent, une bonne critique est une critique qui me donne à penser et non une critique qui me dit ce que je dois penser, voir, aimer ou détester…
Il faudrait ajouter que désormais tout un chacun peut se faire le commentateur éclairé d’une œuvre ou d’une exposition, l’art réclame un effort que les dispositifs techniques facilitent en multipliant les intermédiaires. Cela va des cartels aux médiateurs, du matériel critique fourni par le commissaire d’exposition ou les chargés des publics aux sites des artistes, en passant par les nombreuses vues d’exposition diffusées et commentées par les publics sur les réseaux sociaux et autres blogs des amateurs. À la formule de Joseph Beuys « tout homme est un artiste » se troque un « tous critiques » !
Ce serait donc une illusion de croire à la disparition des intermédiaires, l’exercice même d’écrire ou de voir sont en soi des formes de médiation qui filtrent, trient, cadrent, sélectionnent, interprètent, etc. De là à imaginer que l’artiste se fait son propre commentateur, ou que le critique en devient le faire-valoir ou le représentant, ce serait ici encore oublier que c’est dans la rencontre, le voisinage et la cocréation que se formalisent quelque chose « entre » le discursif et l’intuitif.
Quand vous dites que la critique ne doit plus écrire sur l’art, mais plutôt avec l’art, c’est-à-dire je vous cite : « tisser sa pensée avec l’artiste, mais aussi entre l’espace et le temps des expositions », cette forme de critique ne serait-elle pas dangereuse, dans la mesure où le critique pourrait épouser la volonté de l’artiste et ne plus préserver de distance avec son œuvre ?
Ce qu’il faut retenir de cette citation, au-delà de la forme de compagnonnage avec l’artiste, sont les notions d’entre mais aussi de temporalité et de spatialité, au sens où l’activité critique ne se fonde plus sur un résultat, à découvrir le jour du vernissage, mais sur un processus qui se situe en amont et en aval des expositions. De nombreux critiques entretiennent des relations d’amitié avec les artistes dont on pourrait suspecter l’honnêteté intellectuelle, mais ce serait oublier que les nombreuses conversations ont nourri les recherches respectives des deux protagonistes sur un temps long, dont il serait bien difficile de démêler les apports de l’un ou de l’autre. Cette forme de critique ne saurait cependant se réduire à un interdiscours ou à une cocréation qui produirait du commun, elle se doit d’être transformative.
Je reste persuadée que ces effets de croisements sont au contraire la condition de possibilité d’instaurer une distance critique permettant de pousser l’un et l’autre dans ses retranchements, en pointant ses atouts ou ses fragilités. En passant de la formule « écrire sur » à « écrire avec » se dessine un mouvement qui n’exclut pas la pensée critique, mais l’ascendance policière de son nom. Il s’agit de construire une théorie en acte qui ne sépare plus le dire et le faire.
La fonction de commissaire d’exposition aurait-elle pris la place du critique ?
Il me semble que la critique d’art a tardé à réagir comparée aux commissaires d’exposition qui ont su évoluer avec leur époque et les mutations de l’art contemporain, notamment face à la montée en puissance des foires et leurs accrochages de supermarchés. De fait la critique d’art s’est mise à commenter les expositions plus que les œuvres, les thématiques ou le bien-fondé de ces dernières au point de faire du médium exposition et de l’intention des commissaires l’objet de ses diatribes. C’est dans ce contexte que la critique a finalement saisi l’occasion de se réinventer et de s’affranchir de la fonction de porte-parole du curateur. Peu à peu est intégré le fait que la pensée est une pratique en soi, une construction processuelle qui se développe dans l’espace et dans le temps. On a parfois le sentiment d’une grande porosité entre ces deux pratiques, les deux ont fait du hors champ une donnée fondamentale de leurs démarches, une plateforme de recherche-création, dont les innovateurs de tout bord cherchent à rafler la plus-value !
Comment procédez-vous lorsque vous rédigez un texte critique ?
Il y a bien évidemment mille façons de faire de la critique. Au sein de la Revue de critique d’art Possible, dont je suis membre du comité rédactorial, nous nous sommes posées la question du « matériel » dont nous avions besoin, mais aussi du « lieu » ou de la notion de « jeu », un peu comme un artiste aurait des matériaux, un atelier et des protocoles. Certains modifient leur écriture en fonction du sujet, du destinataire ou du support de diffusion, avec cette idée d’adapter et de réformer son écriture, et donc sa pensée, selon la chaîne de réception.
Je n’ai pas de méthodologie particulière. Il y a parfois un long travail de recherches, où je pénètre des univers très éloignés du mien, parfois je préfère suspendre toutes lectures a priori, je peux me rendre dans un atelier, mais j’aime autant discuter par téléphone, être une voix sans visage, et surfer en même temps sur mon écran. Récemment un galeriste m’a envoyé les paroles d’une chanson, car elles résonnaient avec l’affect d’une exposition dont il ne parvenait à poser les mots.
La critique d’art est parasitée, à mon sens, par la question de la subjectivité de l’auteur et du jugement de goût. Si je devais m’en tenir aux œuvres que j’aime immédiatement ou à une approche sensible, je serais sans doute surprise de constater que ce ne sont pas celles qui m’ont le plus transformée quelques années après. L’art contemporain est composé d’œuvres qui nous résistent que nous devons apprendre à cerner, à apprivoiser.
Il m’a parfois été reproché de m’en tenir à une approche froide et objective ; je procède alors comme une historienne en vagabondant dans des temps très reculés, comme une anthropologue en essayant de me fondre dans un langage ou des coutumes autres, comme une chirurgienne qui réalise une opération à cœur ouvert, et souvent je m’imagine aux côtés de mon petit frère ou d’amis qui ne connaissent rien à l’art contemporain et qui, comme beaucoup, sont pétris de préjugés, de complexes, ou de perplexité. C’est sans doute le travers de tout professionnel, mais c’est ce qui me permet d’appréhender l’art dans sa globalité et de me rendre disponible à « l’époque » dans laquelle nous sommes.
En devenant, je vous cite, « plus performative, dans sa manière de faire et de se faire voir », la critique d’art ne viserait-elle pas à toucher un public plus large, en étant plus ludique et plus accessible ?
C’est en effet une conséquence, de même qu’il y a fort à parier qu’un effet de starification et de publicité de soi s’enroule autour du « personnage » critique, à l’image de Jerry Saltz ou de The White Pube un duo de jeunes critiques d’art sur Instagram plus proches de la fonction d’influenceuses que des œuvres. Toutefois, en tant qu’observatrice de notre époque, j’aurais tendance à vouloir comprendre ces phénomènes plutôt qu’à les juger. Ils sont le symptôme et la réponse à l’incapacité de l’art contemporain et de ses exégètes à s’adresser au plus grand nombre. Quoi qu’on en dise l’art contemporain est élitiste et ne voit jamais de bon augure l’élargissement des publics.
Certes, nous nous lassons de tout, très rapidement, et nous avons tendance à « augmenter » et spectaculariser la pensée, à travers des formats qui ne cessent de se réinventer ou d’expérimenter pour le meilleur ou pour le pire. La dimension ludique et son accessibilité doivent nous interroger sur la pertinence des modalités de création et de diffusion de la pensée aujourd’hui. Depuis longtemps, l’université et les conférences traditionnelles ne parviennent plus à rendre compte de notre époque ; la pensée se tarit, se radicalise, devient de plus en plus clivante ou jargonneuse. Ainsi que l’écrivait le très contreversé collectif DIS, « To change the World we must change our ability to understand it”.
Reformuler les conditions de la pratique critique, c’est nous permettre de nous affranchir de notre position de surplomb de sujet sur l’objet, c’est nous inviter à cesser d’être critiques pour pouvoir le redevenir dans le déploiement de ses possibles, telle est en tous cas l’hypothèse de l’ouvrage collectif Postcritique, dirigé par Laurent de Sutter.
Visuel : Pablo Helguera