Vergine Keaton, When detail becomes an event 

Vergine Keaton, When detail becomes an event, exposition personnelle Les transformation silencieuses, à la Galerie Miyu, Paris.

Cela grouille de partout, respire, s’émousse, se hisse, se disloque et chavire à nouveau, discrètement. Il y a comme un excès de matières et de textures qui force à l’acuité et aiguise notre perception. Les surfaces se meuvent et l’on tente de suivre du regard une narration qui se situe souvent ailleurs. Elle opère sans crier gare, comme indépendamment de nous, affleure puis disparaît pour être rattrapée par un autre scénario. Le moindre détail peut devenir événement et conter sa propre histoire, car au plus profond se meut l’éternité. 

Vergine Keaton travaille la trame de ses films d’animation à partir de matières préexistantes. Sa recherche iconographique se développe à travers un corpus d’images qu’elle sélectionne pour la richesse de leurs détails, de leur grain ou de leur densité. Parmi les centaines d’images, souvent issues de la culture populaire ou de gravures produites et diffusées de manière industrielle, se perçoit néanmoins une certaine esthétique héritée de l’art du paysage. Or, au cours des siècles, ce genre pictural a participé à structurer notre regard en l’encapsulant dans des perspectives linéaires, un cadre ou un horizon qui ont fini par faire écran entre le monde vivant et l’humain. De sorte que les paysages de montagnes, de pâturages ou de cours d’eau ont été réduits à un arrière-plan, un décor, inerte, plat, proportionné qui domestique une nature foisonnante et nous coupe de notre relation sensible au monde. En mobilisant des images, dévolues à éduquer et fabriquer les imaginaires collectifs, Vergine Keaton redonne au décor sa puissance vitale en l’animant de ses temporalités intrinsèques. Elle ne cherche pas à contraindre la matière pour répondre à un plan écrit d’avance, mais accompagne ses mouvements en prolongeant ses inflexions, ses traits arrêtés. Elle joue en cela avec les motifs, les épuise et reformule patiemment les éléments disparates jusqu’à ce qu’ils se mettent à vivre. Par des procédés de parallaxes, de mappages temporels, d’accélérations ou de ralentissements, de compilations et de boucles, les étoffes se meuvent ; s’émeuvent.

Dès lors il n’y a plus de début ni de fin, de cadre ou de temps mesurable, mais une superposition de durées et de granulités qui insufflent leurs propres « transformations silencieuses », selon le titre éponyme de François Jullien. Le décor n’est plus une toile de fond passive, mais le sujet d’un récit qui s’écrit indépendamment de nous, dans le temps long de la géologie, des évolutions ou des transitions imperceptibles à échelle humaine. La décomposition systématique des mouvements n’a plus le caractère analytique d’une pensée horlogère qui morcelle, isole et déplie le réel pour mieux le maîtriser. Elle entrevoit au contraire les virtualités, les dimensions cachées d’une vie qui, à l’image d’un minéral, s’exprime sur des millénaires.

Vergine Keaton jongle ainsi avec des temporalités coexistantes, ou qui tentent de cohabiter dans un même espace, sans se percevoir mutuellement. D’où le fait que l’événement nous échappe constamment : étalé sous nos yeux, on ne le voit pas. Car l’œil hypnotisé par tel détail, happé par telle séquence, élude ce qui s’éveille autre part. De ses images composites et archétypales, nous conservons l’idée d’une fureur de vivre qui se manifeste dans la splendeur de la nuance lorsque l’événement n’y est plus qu’avènement continu.