Raison et déraison cartographique

Exposition Topos à la Fondation d’Entreprise Espace Écureuil pour l’Art Contemporain, à Toulouse du 14 novembre 2012 au 19 janvier 2013.

 « Dans un monde déterritorialisé et entièrement remodelé par la technique, la géographie n’est plus seulement l’affaire de la science « dure », mais aussi celle des artistes, qui l’approchent dans une perspective tout aussi poétique que critique ».[1]

L’actualité des recherches sur la cartographie s’étend désormais bien au-delà de ses domaines de prédilection. Si elle s’applique depuis toujours à la géographie et à l’histoire, sert à l’économie, à la sociologie, à l’urbanisme, à la géopolitique, au tourisme ou à l’écologie, elle devient désormais un thème récurrent dans le champ des arts visuels, de la culture numérique et, plus largement, des théories de la connaissance. L’époque actuelle, comme l’écrivait Michel Foucault, « serait peut-être plutôt l’époque de l’espace »[2], proposant en cela de penser ce dernier comme un réseau composé de points et défini par des relations de voisinage. D’une pensée « topographique » se joue alors l’avènement d’une réflexion « topologique » qui insiste sur les points de contact, les nœuds, les tensions, les flux et les mouvements organisant notre rapport au monde. Le nombre de pratiques artistiques, d’expositions ou de colloques ces dernières années sur ce thème témoignent de la vitalité toujours renouvelée pour cet outil de représentation de la réalité, voire de construction du réel.
Dépassant en cela une logique de calque, ainsi que le notaient Gilles Deleuze et Félix Guattari[3], la carte contemporaine modélise et « encode » le réel à travers une multiplicité de doublures tant numériques, symboliques, affectives que fictives. Comprenons toutefois que ces diverses cartes superposées au monde réel se distinguent de celle décrite par Borges qui « avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point »[4]. En effet, si « la carte n’est pas le territoire », pour reprendre la célèbre formule d’Alfred Korzybski[5], c’est qu’un principe simplement mimétique, voire panoptique comme chez Borges, ne peut qu’omettre l’aspect productif, interactif et créatif des cartographies contemporaines. C’est précisément ce que suppose Daniel Kaplan, lui qui écrit que « la carte fait le territoire, non parce qu’elle en serait devenue le reflet fidèle et exhaustif, mais parce qu’elle le produit, parce qu’elle le remplace à l’occasion, parce qu’elle interagit sans cesse avec lui »[6]. En somme, elle articule nos relations avec les autres et nos interactions avec le monde. Si bien que l’imaginaire des vielles cartes tel qu’on le retrouve dans l’exposition L’âge d’or des cartes maritimes, à la Bibliothèque François Mitterrand, fait place à un vocabulaire plastique oscillant entre l’objectif et le subjectif, le visible et l’invisible, le monde et le corps, dans une perspective dynamique et interactive.

L’exposition Topos présentée à la Fondation Espace Écureuil à Toulouse rend compte de ces mutations, mais surtout offre un regard singulier qui permet à chacun de se perdre ou de s’approprier des territoires spatiaux, temporels, sociaux ou linguistiques.
Ainsi, des déambulations aux cartes mentales de Mathias Poisson, aux cheminements photographiques de Jean-Luc Moulène, en passant par les grilles en braille de Didier Béquillard, les contes-documentaires de Till Roeskens & Marie Bouts ou les organigrammes satiriques de Marie-Pierre Duqoc, l’exposition déploie un itinéraire imaginaire tant politique que poétique. La nécessité d’immersion et d’échange avec le monde et les autres préexistent à chacune de ses démarches. À l’heure des échanges dits participatifs du « 2.0 » et de la collecte froide des données numériques, ces artistes contribuent, selon la formule de Nicolas Bourriaud à la construction « topocritique » [7] de notre quotidien. Aussi, est-ce dans l’utilisation et la réappropriation de ce réel archivé et donc dans l’exploitation de traçabilités autres que se posent différemment les questions de la surveillance ou de l’errance sous-jacentes à tout système topographique. En outre, si le monde se complexifie et rend nécessaire le passage par une « raison cartographique » pour l’appréhender à sa juste mesure, rappelons que ce sont ces mêmes cartographies qui engendrent et fabriquent, en retour, notre monde. Or, dans un monde soumis aux diktats néo-libéraux et dans une culture numérique reposant sur du pur calculable en dépit d’une essentialité subjective et humaine, la vision de ces artistes apparaît à la fois souhaitable et nécessaire.
Ainsi la démarche de Marie-Pierre Duquoc s’appuie sur des expériences vécues comme pour ses séries «ChantYé !» ou « TravaYé ! » qui retrace l’itinéraire tortueux d’une recherche d’emploi. Ses vidéos traduisent à travers un ensemble de schémas, de dessins et de diagrammes animés l’absurdité et les difficultés que soulèvent ces engrenages institutionnels.
De même que Ptolémée avait utilisé le corps pour penser la géographie, Mathias Poisson dans ses cartes mentales propose une vision organique des espaces. S’élabore, dès lors, un nouvel ordre des choses entre l’intériorité et l’extériorité, l’archive et la mémoire, le tangible et l’intangible. Les dessins deviennent des fictions navigables désorganisants ou amplifiants ce que les souvenirs imprègnent. Dans ces topos différentiels, il est question de perception et d’appropriation singulières. Aussi, n’est-il pas anodin de croiser la figure du non voyant ou de l’étranger comme dans son autre travail autour du Canal du midi. « Invisible pour les uns, étranger pour les autres », à chacun son approche de l’environnement. C’est encore, cet imperceptible que traduit les alphabets conceptuels de l’artiste Didier Béquillard. Faisant écho à l’écriture en braille, ses peintures en grille de même que son installation in situ élaborent des villes imaginaires au réseau dense et fascinant.

Au fond, la médiation cartographique et la pensée topologique qui en découle, s’imposent comme un nouveau paradigme de notre époque contemporaine ; elle en est la contemporanéité-même. Dépliant ainsi le visible et l’invisible, les dispositifs de contrôle et d’ouverture, ces arpenteurs du quotidien détournent l’arraisonnement cartographique qui se met en place de nos jours. Quadrillant nos espaces, traçant nos comportements, gérant nos circulations en temps réel afin de toujours mieux optimiser et anticiper, c’est bientôt l’imprévisible et avec lui la contingence qui s’effilochent. La déraison cartographique contient alors en elle la possibilité de l’errance ou des déambulations improbables que les nombreux systèmes de géolocalisation contemporain cherchent à circonscrire. Si nous sommes cependant loin de ce monde millimétré, aux accents orwelliens, cela s’explique dans la mesure où la cARTographie contemporaine, outre l’esthétisation des données, génère de nouvelles modalités intersubjectives et relationnelles où s’entrecroisent le local et le global, les perspectives individuelles et collectives. En d’autres termes, la carte articule nos relations avec les autres et les interactions avec le monde. Elle organise et transforme notre être-au-monde selon un processus commun où dialoguent et se négocient de nouveaux rapports de forces et d’altérités.


[1] N. Bourriaud, « Topocritique : l’art contemporain et l’investigation géographique », dans GNS (Global Navigation System), Palais de Tokyo, site de création contemporaine, Paris, Ed. Cercle d’Art, 2003, p. 21.
[2] M. Foucault, « Des espaces autres » (1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49.
[3] G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1981, p. 20.
[4]. J. L. Borges, L’auteur et autres textes, Paris, Gallimard, 1982, p. 199.
[5] A. Korzybski, Une carte n’est pas le territoire, Prolégomènes aux systèmes non aristotéliciens et à la sémantique générale, Paris, Eclat, 1998.
[6]. D. Kaplan « La carte fait le territoire », Septembre 2006, Internetactu.net, consulté le 29/12/2012.
[7] Lors de l’exposition GNS qui s’est tenue au Palais de Tokyo en 2003, Nicolas Bourriaud invente le terme d’art « topocritique » afin de qualifier la mission des artis­tes aujourd’hui, celle d’arpenter, d’observer et de décrypter le monde contemporain. Cf. N. Bourriaud, op. cit.