Quand soudain… Steve McQueen
“Quand soudain… Avers et revers dans l’installation filmique Ashes de Steve McQueen”, Revue Mondes du cinéma 9, éditions LettMotif, septembre 2016.
‘The only doctrine I have as an artist is to not allow the dust of the past to settle.’[1]
Rares sont les artistes menant de front, avec autant de talent, le double statut de plasticien et de cinéaste. Steve McQueen est l’un d’entre eux. Récompensé à de nombreuses reprises par les prix les plus prestigieux de ces deux disciplines, il se distingue de son pendant thaïlandais, Apichatpong Weerasethakul, par un cinéma qui n’a rien à envier aux célèbres réalisateurs hollywoodiens. Le succès commercial de 12 Years a Slave (2013), ou plus récemment le clip All Day (2016)réalisé pour le rappeur Kanye West n’auront en rien phagocyté la ligne abrasive et l’engagement qui est le sien. Aussi, qu’il soit le premier cinéaste noir à brandir un oscar, lors de la 84ecérémonie, n’a que peu d’importance. Ce qui fascine et intrigueest la doctrine qui anime l’artiste, une doctrine qui place l’individu et le corps, la chair et la peau au cœur de sa réflexion ; une doctrine qui, comme il le dit lui-même « ne permet pas à la poussière du passé de s’installer ». Tout à la fois poétique et énigmatique, cette sentence trouve sa résolution dans l’installation filmique Ashes,dont le dispositif ne cesse de se complexifier d’année en année.
L’œuvre fut réalisée entre 2002 et 2016. À l’origine commandé par l’Espace Louis Vuitton de Tokyo, et présenté également dans la Galerie Thomas Dane à Londres, vers la fin de l’année 2014, le film est accompagné, à la 56eBiennale de Venise, par une autre vidéo. Si l’appel à la conscience sur le thème All the World’s Futureslancé par le commissaire d’exposition Okwui Enwezor, ne pût que prêter à la démagogie, elle n’a pas manqué derévéler quelques belles propositions. Parmi elles, celle de Steve McQueen, dont l’installation filmique Ashesfut réexposée à la Galerie Marian Goodman l’hiver suivant. Pour son cinquième solo show à Paris, McQueen a produit un parcours dont l’ancragecinématographique apporte ses narrations selon différentes strates, temporalités, boucles récursives et principe de doublure. Tandis que le rez-de-chaussée posait le décor en autant de fétiches de l’art contemporain, le sous-sol nous plongeait dans une étrange allégorie de la vie et de la mort, donnant soudain toute sa consistance à l’exposition. Investissant les différents espaces comme autant de vecteurs d’intrigues, McQueen parvînt à fragmenter la linéarité, faisant du souvenir un document et du document une abstraction.
Ritournelle
Dans le showroom, blanc et lumineux, étaient agencées deux pierres recouvertes de feuilles d’argent. Au rez-de-chaussée, dans la pièce à côté, une installation murale composée de quatre-vingt-huit néons peints en noir reprenait, sous une forme manuscrite, la phrase « Remember me ». Dans l’escalier nous menant au sous-sol, des affiches en libre accès reposaient à même le sol. Puis, suspendu au milieu d’une salle sombre, un écran trouait, de son soleil caribéen, la noirceur de la salle.
Au commencement, il y a cette vidéo filmée à la super 8 en 2002 par le célèbre chefopérateur Robby Müller, lors du tournage d’une autre œuvre de Steve McQueen, Carib’s Leap. Saisie sur le vif, l’image vibrante, cette séquence retrace un moment privilégié entre Ashes, un jeune homme originaire, comme l’artiste, de l’île de Grenade, et l’objectif de lacaméra. Dressé sur la proue d’un petit bateau de pêche, le corps radieux fendant un espace sans limites, Ashes nous nargue de son sourire enjôleur. Saute dans l’eau, éclabousse l’objectif. Se retourne ou regarde droit devant lui un horizon à perte de vue. Mu par le mouvement incessant des vagues, le beau jeune homme trône du haut de sa frêle embarcation, tandis que le cadrage en contre-plongée ne fait que renforcer la force de la composition pyramidale. Le jeu de complémentarité entre l’orange du bateau et le bleu de la mer ravive la scène qui se transforme en une sorte de tableau vivant. Tel un souvenir de vacances, parfois surexposé ou tramé par des contre-jours, le film jouit d’une douceur contemplative et intime. L’attention est portée sur le corps viril et à demi nu du jeune homme qui, seul face à la caméra, entame une joute entre deux regards “gaze and the gaze following you”, dont on retrouve le thème dans le clip de Kayne West ou les lutteurs nus de Bear(1993). À l’image d’une ritournelle, le flux et le reflux des vagues scandent un rythme tout aussi hypnotisant que réjouissant.
Mais alors que la séquence montée en boucle nous plonge dans une sorte de rêverie au large de la mer des Caraïbes, des bruits sourds de pèles, de scotch et de paroles indiscernables viennent brouiller l’harmonie, et nous invitent à passer derrière l’écran. Au ressac répond la stèle. Au son des flots fait écho la truelle, l’entêtante attente de l’instant où tout cesse. Prénom prémonitoire, Ashes a quitté l’ordre des flux. Le petit bateau orange, vaguant au grédes courants, a cédé sa place à une tombe blanche dans un cimetière à flanc de colline où viennent paître les chèvres. Dernière demeure, dont on suit l’élaboration lente et silencieuse : des parpaings enchâssés dans l’armature de bois au mélange de gravats avec le béton, des lettres gravées sur la plaque de marbre noir à la peinture blanche immaculée qui recouvre le petit édifice.
Coïncidences
Huit années se sont écoulées. McQueen, ayant appris la mort du jeune, décide d’en restituer un dernier hommage. Exhumant les rushs inutilisés de Carib’s Leap, l’artiste-vidéaste décide de les présenter en simultané avec la vidéo de son tombeau. On ne sait si McQueen a réalisé une reconstitution de la scène ou a permis à celle-ci de se faire, reste qu’il est fort probable que la vidéo soit le reenactmentd’un moment passé, désormais archivé, chroniqué, rejoué, fictionnalisé par la caméra généreuse de l’artiste.
L’histoire du drame est contée par les amis d’Ashes : le jeune homme fut assassiné de plusieurs balles, après avoir découvert une réserve de drogue sur la plage.Les témoignages en voix off tissent le fils d’un récit absent des images. He say ‘right now, I am rich, I can do anything’. En alternance avec de longs moments de pause, laissant place à la beauté des plans, ces paroles offrent également une épaisseur au silence qui se remplit en creux du son de la vidéo en son dos. Le savoir-faire et les gestes précis des fossoyeurs nous absorbent alors dans une chorégraphie visuelle, dont le bruissement des vagues berce toujours, comme un lointain souvenir, la construction du tombeau. Suspendues dos à dos et non face-à-face comme dans son installation filmique Caribs’ Leap/Western Deep (2002), les écrans se répondent et coïncident par l’intrication de bandes sonores savamment orchestrées. La vie et la mort ne font qu’un, tels l’avers et le revers d’une même pièce.
Sans trop percevoir où commence et où finit la vidéo, l’on suit la caméra de McQueen se concentrer par de subtils gros plans sur ces ultimes gestes, jusqu’à ce point reculé où, la sépulture achevée, le cycle de la vidéo reprend son cours sans qu’aucune transition n’en perturbe la continuité. « La vie et la mort se sont toujours côtoyées, dans tous les aspects de la vie »[2], rappelle Steve McQueen. Juxtaposant en un même lieu plusieurs espaces en eux-mêmes incompatibles, la vie et la mort, la mer et le cimetière, le bateau et le tombeau, l’instant et l’éternité, l’installation filmique de McQueen s’apparente, ainsi que le souligne Jean Fisher, aux hétérotopies conceptualisées par Michel Foucault. Le cimetière a ceci de particulier d’associer à une logique de l’emplacement une sorte de rupture absolue avec le temps traditionnel, « puisqu’il commence avec cette étrange hétérochronie qu’est, pour un individu, la perte de la vie, et cette quasi-éternité où il ne cesse pas de se dissoudre et de s’effacer »[3]. C’est cette dissémination et cette mise au travail des coïncidences qui fait la force de l’œuvre de McQueen. La terre et le ciment ont pris lieu et place de la mer et des vagues, au liquide succède le solide. À l’espace infini, l’espace clos du caveau. À l’insouciance et la liberté, la résignation et le deuil. Celles-ci sont à reconnaître, à discerner et à connecter sur de multiples plans. Ce sont ces connexions qui permettent à l’exposition de se vivre comme la trame d’un film, où chaque épisode de l’installation devient un protagoniste activant son propre récit. Au terme du parcours, les néons ne brillent plus du même éclat, d’ailleurs, ont-ils jamais brillé ? Les pierres argentées n’ont plus un caractère décoratif, mais commémoratif. De même, les posters posés dans l’escalier aménagent soudain une allégorie du passage entre le haut et le bas, la vie et la mort, le souvenir furtif et l’archive. D’un poncif propre à l’art contemporain, les affiches acquièrent le statut de support de mémoire. Elles prolongent l’exposition comme elles disséminent les cendres d’Ashes, à l’instar du projet Queen and Country(2007) où les portraits de militaires britanniques tués pendant la guerre d’Irak continuent de circuler à travers des timbres postes.
Flashback
L’exposition se déploie donc entre deux pôles extrêmes, deux états, deux perceptions : celles du réel et de l’imaginaire, du document et de la fiction. Comme dans l’image souvenir, les points de bifurcations aménagés par McQueen ont cette dimension de l’ordre d’un imperceptible, dont la substance se révèle, après coup, à une mémoire attentive. On sait que le flashback en cinéma est un circuit fermé qui va du présent au passé, puis nous ramène au présent. Dans l’installation filmique Ashes, il se signale aux visiteurs par des embranchements subtils ou des récursivités qui alimentent le récit par réminiscence. L’espace de déambulation se présente comme un écoulement spatiotemporel, où les œuvres exposées en amont prennent sur le retour un autre sens, se chargent d’une nécessité, d’une authenticité et d’un poids de passé sans lesquelles elles resteraient conventionnelles.
C’est pourquoi l’œuvre de McQueen trouve sa résolution dans le jeu de complémentarité visuelle et auditive de la mémoire, et que le hors-champ et le flash-back fonctionnent si bien avec le dispositif des deux écrans suspendus. Continuité et réversibilité prennent avec le principe de doublure conçu par l’artiste tout au long de l’installation, un écho particulier. Aux deux monolithes argentés du showroom répondent, dans la dernière salle, deux colonnes brisées qui se font face. L’une monumentale réalisée en granit noir du Zimbabwe. L’autre, petite et poussiéreuse, posée sur un socle blanc et recouverte d’une protection en plexiglas. L’une fière et vigoureuse, l’autre périssable et fragile, à l’image de Ashes, dont la bravoure et l’insouciance l’auront conduit à la mort. Non sans rappeler Broken Columnde Barnett Newman– un obélisque brisé, dont le sommet repose sur un piédestal pyramidal et dont le pied, pointé vers le haut, est brisé –, les sculptures de McQueen réactualisent cette dimension commémorative et spirituelle qui habitait l’œuvre de Newman. Alliant deux symboles : le mémorial funéraire et le monument de force de vie, les colonnes brisées de McQueen rejouent cette tension entre pulsion de vie et de mort. Mieux, elles s’affirment comme l’objet d’une lutte contre l’inéluctable, contre la mort ou la poussière qui cherche inlassablement à s’immiscer sous le capot protecteur. Vestige d’un temps révolu à jamais oublié.
Autre construction allégorique en biface, autre dispositif mimant l’avers et le revers de la fortune, les affiches, devenues support de mémoire, comportent de l’autre côté de l’image, la transcription des témoignages des amis de Ashes. Si la face représente l’image du jeune homme toisant l’horizon, le verso rappelle le retour de la médaille. L’avers impose son autorité, sa virilité ; le revers frappe la monnaie du prix à payer. Ainsi la jubilation d’Ashes n’aura duré qu’un laps de temps. Deux mois à peine les rushs filmés à la super 8, le jeune pécheur estpassé de l’autre côté. « When they came for him they said ‘come let’s go.’ He says, ‘I’m not going anywhere with all of you if you have to kill me, kill me here in me people’s presence for them to see, I’m not going anywhere’ and then they shoot him in the hand for him to let go of what he was holding. And when they shoot him in the hand, he let go but he tried to run and then they shoot him in the back and when he fell one of them guys went over to him and shoot him up around his belly and his legs and thing. And that was about it ».
Comme dans les hétérotopies de Foucault, l’installation filmique de McQueen suppose un système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois isole et rend pénétrables ces moments d’intimité. Ce qu’il y avait de plus futile, précaire ou passager, ce qui relevait de l’ordre d’un moment saisi sur le vif, à la limite du voyeurisme, se trouve pris dans une histoire globale menant du particulier à l’universel.
Toute l’œuvre de McQueen oscille en définitive entre le littéral et l’abstrait, le particulier et l’universel. En maintenant l’équivoque, en utilisant les ressorts de la doublure, de la répétition, voire de la compulsion de répétition aurait dit Freud, l’artiste-vidéaste fait de la mort de Ashes un monument à la mémoire de toutes ces vies brutalement interrompues et trop vites oubliés. « Nous vivons quotidiennement avec des fantômes »[4]affirme-t-il. Ces morts auxquels on prête toujours plus d’attention de nos jours, font de ceux qui restent, ainsi que le suggère Vinciane Despret, des fabricateurs de récits[5]. C’est, selon la philosophe, à la fois rendre honneur au défunt, mais aussi produire un geste esthétique, un acte de fiction. L’exposition abonde de signes en attente de déchiffrement, déchiffrement que seul un public mis en situation « où chacun devient très sensible à lui-même, à son corps, à sa respiration » peut en produire le récit. Au fond, c’est un travail de deuil, faisant passer la fiction pour ledocument et le document pour une fiction, auquel l’artiste nous invite. En portant la vie directement à l’écran par des méthodes empruntées au reportage, à la chronique, McQueen fait de son installation filmique un monument proche du cinéma-vérité. L’équivoque se déplie dans la redondance, quand l’événement continue, lui, de se recréer dans des versions qui assurent le relais, comme les témoignages, les affiches, les néons qui se déclinent dans la multiplication, se dupliquent et se répondent, à l’image des pierres et des colonnes brisées. Chacun de ces objets anime ce dont ils rendent compte et ce qu’ils font exister. Remember me. Le propre de l’horizon est d’être inatteignable. Celui du tombeau, de le rendre invisible.
[1]Steve McQueen, W.E.B. Du Bois Medal acceptance speech, Harvard University, 2014.
[2]Steve McQueen, communiqué de presse, Marian Goodman Gallery, Paris, 2016, http://mariangoodman.com/exhibition/2602/press-release.
[3]Michel Foucault, Dits et écrits1984, « Des espaces autres » (Conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, octobre 1984, pp. 46-49.
[4]Steve McQueen, Communiqué de presse, op. cit.
[5]Vinciane Despret, Au bonheur des morts, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2015.