Notre cerveau n’y peut rien. Benjamin Hochart
Drawing Lab, Pulp.e de Benjamin Hochart, 14 avril — 6 septembre 2023
COMMISSARIAT : FABIENNE BIDEAUD
Il suffit de peu. Deux ou trois pièces jetées nonchalamment sur une table pour que soudain un visage apparaisse. Deux points noirs encerclés ou cadrés par un appareil, et le phénomène de paréidolie reprend. « L’image, l’apparence, la forme » (eidōlon) est toujours « à côté de » (pará). Notre cerveau n’y peut rien. Son logiciel est ainsi configuré à voir du familier, du sens et de la cohérence en toute chose. À peine perçu, voici que notre structure cognitive (conditionnée par des siècles de rationalité occidentale) associe, range, classe l’objet nouveau dans une case, et, par là même, définit, identifie, assigne ou assujettit.
Qu’est-ce qui nous représente ?
Avec méthode et ironie, Benjamin Hochart déplie les hypothèses de cette question lourde d’équivoques et de conséquences, sans jamais en épuiser les significations ni les potentialités heuristiques. Car il y a des verbes, à l’instar de « représenter », dont la polysémie nous embarque d’emblée dans une sorte de voyage métaphysique, où la politique s’entremêle aux apparences.
Qu’est-ce qui nous représente ?
Les président·e·s, bien sûr ! Les bannières et les drapeaux qui nous rassemblent, ou nous opposent. Mais parce que les associations sont toujours libres et les assemblages plus prolixes, Benjamin Hochart joue de contaminations arbitraires et de rencontres improbables. Son enquête traverse ainsi un carnaval de formes politiques, où le pulp – bon marché et populaire – se lie avec des vocations spirituelles ou des considérations abstraites.
Qu’est-ce qui nous représente ?
L’apparat qui nous fait apparaître ? L’appareil ou l’outil qui moule notre perception ? Car au fond tout est une question d’apparences. Hannah Arendt avait déjà posé le problème : la politique s’entend comme relation dans une sphère de l’apparence, où la personne s’expose. En délimitant un espace de projection, à l’image de l’agora ou du théâtre, l’Antiquité avait en effet rendu public ce qui demeurait dans le domaine du sacré : la politéia devenait chose publique, res publica. À travers l’appareil politique (on notera le lien entre appareil, apparat, apparaître), l’action et la parole peuvent, précise Arendt, se manifester.
Soit Parade Proteste (2019), des pancartes exhibant des fragments de corps : des lèvres pulpeuses, des mains de magicien, les yeux de Popeye et d’Olive, le sourire psychotique de Jack Nicholson, un intestin qui digère et défèque le contexte dont il se nourrit. Ces organes sans corps, attributs de personnages fameux ou anonymes, réels ou fictifs, composent un corps collectif, voire monstrueux. Sorte de parade zombie, manifestant en silence la diversité de ses références, ils constituent également une réserve d’éléments ou de stock de flux, qui pourront ensuite entrer dans des agencements nouveaux.
C’est ainsi que Benjamin Hochart boucle la boucle, tout en relançant les possibles. Car toute étape de travail peut devenir autre chose. Les divers appendices, provenant des patrons de couture de la série des Président·e·s (2017-2023), s’animent désormais dans le dos d’un costume bariolé (N+1 N+2, 2022). Ce dernier devient lui-même le protagoniste de petits films qui le mettent en jeu et en scène, selon les codes du thriller, du documentaire animalier ou du rite populaire. L’uniforme devient tour à tour personnage, créature ou décor.
Parade, parure. Manifeste proteste, où comment relier la singularité et la multiplicité. Chez Benjamin Hochart, les assemblages déclassent, résistent, sabotent l’ordre établi. Ils introduisent subrepticement le chaos à travers d’étranges rapprochements qui affolent les hiérarchies. Si le mot « appareil » provient du latin apparare (préparer pour) que l’on retrouve dans le sens d’apparat, cérémonie, éclat, décor, puis secondement dans dispositif, prothèse, instrument, engin, etc., il articule par conséquent des notions d’ornement, de fête ou de mises en scène avec celles de disposition, d’organisation et de construction du regard. C’est pourquoi les mascarades, les parades et carnavals sont autant de stratégies visant à retourner les instances de pouvoir qui contrôlent les apparences.
Au Drawing Lab se joue par conséquent une scène du paraître, où les doubles et les rebuts s’animent, tels des pantins. Ses travaux perturbent en cela les systèmes clos et court-circuitent les narrations tranquilles en revenant, telles des ritournelles, hanter ce qui se donne à voir. La veste géante, sorte d’arlequin à multiples facettes, danse le rigodon avec son patron de couture beige. Le folklore du nord de la France, d’où provient l’artiste, rencontre la figure du travailleur type en costard cravate de nos sociétés modernes. Si Benjamin Hochart inverse les rapports de forces, il ne cesse de poursuivre sa réflexion sur la représentation, tout en la mettant en défaut. En multipliant ainsi les modes d’existences et d’apparitions, en autant de manières de voir que d’être vu, l’artiste déplie le réel et pluralise les mondes.