METAXU. Le séjour des formes

Metaxu. Le séjour des formes, B’Chira Art Center, Tunis, Tunisie, du 29 septembre au 25 octobre 2017.
Pour le projet Under the Sand #3, à l’invitation de Souad Mani et de Wilfried Nail. Co-commissariat Fatma Cheffi.
Artistes : Imen Bahri, Minhee Kim, Farah Khelil, Amélie Labourdette, Souad Mani, Wilfried Nail, Pascale Rémita, Ali Tnani, Benoit Travers, Haythem Zakaria.
Under The Sand projet Impulsé par Wilfried Nail, construit et dirigé par Souad Mani et Wilfried Nail // Commissarié par Fatma Cheffi, Marion Zilio et Jean-Christophe Arcoss // Porté par l’association française AZONES et l’association tunisienne DELTA // Soutenu par le Ministère de la culture de la Tunisie (Fond d’encouragement à la création littéraire et artistique) // la Région des Pays de La Loire // l’Institut Français et la ville de Nantes // Le Lieu Unique (Nantes) // Mécène Dr. Wilfried Pasquier

L’exposition METAXU. Le séjour des formes présentée au B’Chira Art Center fait suite à la troisième résidence organisée par le projet Under The Sand dans la région de Gafsa. Elle prolonge les problématiques de la première exposition intitulée Nucléus qui s’est tenue en décembre 2016 à Nantes, lors du retour du premier volet de résidences.
Le mode opératoire de la précédente exposition s’apparentait à la formation du cristal dont chaque couche structurée, nous rappelle Gilbert Simondon, sert de principe à la formation de la couche de cristal suivante. Au dispositif en feuilletage et plateaux, convoquant couches géologiques et temporelles diverses, se déploient désormais des ramifications moléculaires qui procèdent par tissage et métissage. À la cellule du nucléus et aux non-œuvres de la première exposition répond donc un deuxième niveau, ou plutôt, un état intermédiaire que les Grecs nommaient METAXU. Les noyaux matriciels s’animent d’une quasi-vie, en cela qu’ils se maintiennent dans le processus qui les fait croître, et fonctionnent par voisinages, connexions en résonnant entre eux, selon des embranchements multiples.
Performance, vidéo, installation, peinture ou encore dessin, un large éventail de pratiques est déplié à travers l’exposition, offrant un discours polyphonique où s’articulent histoires, anecdotes, mythologies, gestes archaïques et intelligence artificielle. Leur agencement rend compte de la réalité hétérogène d’un territoire oscillant entre permanence et transformation, condensation et dissémination.
Impactée depuis des années par l’exploitation minière et les mouvements sociaux, Gafsa se présente aujourd’hui comme une ville aux multiples facettes. Durant la résidence, les artistes ont pu arpenter ses quartiers résidentiels en chantier, ses montagnes d’ocre et de sable, ses oasis tentaculaires, son centre ville défraichi ou encore ses sites préhistoriques et romains, autant de paysages contrastés qui ont nourri leurs différents travaux. Ces derniers proposent de réifier la mémoire des hommes et des lieux (Farah Khelil, Amélie Labourdette, Wilfried Nail, Ali Tnani), de réactiver des croyances ancestrales (Imen Bahri, Haythem Zakaria), de capter l’empreinte de l’artiste dans le paysage (Souad Mani, Benoît Travers) ou encore d’invoquer des imaginaires inattendus par l’isolement ou la stylisation des motifs observés in situ (Minhee Kim, Pascale Rémita).
Bien que pensées dans des approches différentes et développées en plusieurs temps et espaces, les œuvres de l’exposition dialoguent inexorablement et ouvrent sur une multitude de sujets et de questions éludés ou laissés en suspens. Elles introduisent de nouvelles dimensions, de nouveaux filtres de perception. Plus encore, elles restituent l’épaisseur du temps, de la matière et de la parole oubliée dans un territoire aussi large et complexe que celui de Gafsa. À travers ces œuvres, METAXU. Le séjour des formes inaugure une nouvelle phase du projet Under the Sand. Il aura fallu goûter à l’ennui créateur, à la latence providentielle et au rythme lent du quotidien pour que les potentiels du temps produisent de nouveaux régimes. Le poétique est venu se mêler au politique, l’intime au collectif, le profane au sacré. Les représentations figées et les lieux communs auront été désamorcés, fissurés. Il en résulte un territoire déplacé, augmenté, en somme un territoire qui fait corps avec le monde.

De la colonne romaine, vestige d’un passé glorieux, à sa reproduction industrielle sur les façades des maisons inachevées de Gafsa, l’artiste coréenne Minhee Kim déroule l’histoire d’une colon(ne)isation composite, mêlant les civilisations grecques, romaines et arabo-musulmanes. Moulée dans du béton blanc, la colonne préfabriquée s’érige dans la ville droite et fière, et tranche avec la bâtisse de béton gris ou de briques rouges en construction qui l’accueille. Si bien qu’on ne saurait dire si elle est la trace d’un passé en ruine ou d’une utopie à venir. Figée, elle s’incruste dans un paysage toujours pris dans un processus et formalise, en cela, le temps long d’une histoire se superposant à des temporalités variables. Des bassins romains, alors promesse d’un moment de détente vers une logique d’apparat, embellissant et ajoutant un statut honorifique à ceux qui les possèdent, la colonne mobilise un imaginaire ornemental, académique, voire kitch, qui établit un mouvement d’élévation. Accumulées dans le bassin sur un plan d’égalité, les colonnes opèrent un syncrétisme qui fonctionne par contaminations réciproques.

Minhee Kim, Index, 2017, installation, bêton et peinture bleue, dimensions variables

Poursuivant ce mouvement ascensionnel dans les escaliers, Provisions d’une fabrique de Wilfried Nail se présente comme un échafaudage accueillant une variété d’objets rattachés au territoire de Gafsa. On y croise des silex, des briques antiques, des scarabées cristallisés, une branche de palmier utilisée dans une architecture hydraulique ancienne, des concrétions calcaires prélevées au Chott el-Jerid, des dessins réalisés avec la cendre des escargotières capsiennes, des algues moulées provenant d’un présupposé lac magique ou encore une boule en aluminium obtenue grâce à la fonte de quelques mille deux cents cannettes ramassées aux abords du même lac. Bien que les éléments présentés soient reliés à des histoires, à des époques et à des lieux identifiés, leurs formes souvent curieuses, énigmatiques et impermanentes brouillent les frontières entre objets naturels et objets techniques et ouvrent la voie à toutes les spéculations. Placés dans une structure dynamique à l’équilibre précaire, ils constituent une multitude d’histoires potentielles pour le spectateur.

Wilfried Nail, Provisions d’une fabrique, 2017, installation, matériaux divers, dimensions variables


De ces histoires, Ali Tnani s’arrête sur les mythologies personnelles et propose un témoignage tissé de souvenirs et d’espoir à venir. Des réminiscences joyeuses d’un enfant de sept ans, à l’époque de la colonisation française, se superposent les temps sombres d’un présent que rien ne semble ébranler. Even The Sun Has Rumors alterne des plans fixes tournés dans l’Economat de Redeyef, un ancien magasin abandonné, autrefois réservé aux salariés de la Compagnie des phosphates et des chemins de fer de Gafsa. La caméra s’attarde sur des salles vides à l’obscurité douce où percent des objets et des meubles vétustes témoignant des différentes occupations du lieu. De temps à autre, des taches de lumière vibratiles se dessinent sur les murs, des ombres fugaces se font jour. La voix de Taïeb, le fils d’un ancien employé de la Compagnie, accompagne ces images à travers deux récits entrecroisés évoquant les souvenirs animés du lieu. Entre anecdotes personnelles et considérations sur la situation politique du pays, son discours teinté de nostalgie révèle les disparités sociales entre les ingénieurs européens et les travailleurs tunisiens de la Compagnie, donnant naissance à une réflexion sur la mémoire et sa transmission.

Ali Tnani, Even The Sun Has Rumors, 2017, Installation multimédia, vidéo (18 mn, boucle), vidéo- projecteur, 2 canaux sonores, projecteur diapo pour sous-titres (17 mn, boucle), dimensions variables


Plus loin, Traces d’une occupation humaine d’Amélie Labourdette met en dialogue des images photographiques de paysages dépeuplés à Gafsa. Trois photos de taille moyenne montrant respectivement un monument funéraire (bazina), un bloc de béton et le chantier d’un réservoir d’eau aux formes équivoques se détachent d’une image de fond atmosphérique. Trois époques archéologiques et architecturales se superposent, révélant les évolutions de sapiens aux ultras contemporains. Disposée dans un coin de la salle, l’image, devenue support, met en vis-à-vis des terrils de déchets de phosphate accumulés sur une quarantaine d’années et les couches géologiques révélées par l’extraction minière. Comme un livre ouvert, le paysage s’offre au regard du spectateur invité à naviguer entre ses différentes strates et motifs sculpturaux, dans lesquels il apparaît quelques fois difficile de discerner l’œuvre de la nature des empreintes de l’homme. Il s’agit de capter un immatériel, un esprit du lieu, enfoui sous le sable, constituant l’ensemble des projections, des récits imaginaires, fictionnels et réels d’un territoire.

Amélie Labourdette Traces d’une occupation humaine (Image de fond) Carrière de phosphate à ciel ouvert, Époque contemporaine #08, 2017, tirage pigmentaire sur papier couché, 255 x 218 cm (à gauche) Bazina – sépulture, le monde des morts, Époque néolithique #15, 2017, tirage pigmentaire sur papier Epson Hot Press mat contrecollé sur dibond, 68 x 31 cm (à droite en haut) Réservoir d’eau en construction, Époque contemporaine #22, 2017, tirage pigmentaire sur papier Epson Hot Press mat contrecollé sur dibond, 75 x 85 cm (à droite en bas) Vestige de construction – entropie, Époque contemporaine #10, 2017, tirage pigmentaire sur papier Epson Hot Press mat contrecollé sur dibond, 70 x 70 cm

Des profondeurs de la terre retournée, on pénètre dans l’ « immensité intime » des intérieurs aux odeurs de naphtaline de notre enfance. Les nappes brodées mécaniquement et les napperons faits main rappellent des souvenirs enfouis et réconfortants. Notes de Chevet de Farah Khelil est un support de mémoire, un dispositif hybride permettant à toutes formes d’images, matérielles et mentales, de cohabiter. La table de chevet mixte la banalité d’un quotidien et le besoin de se retirer du vacarme avec une posture d’écoute et d’attention, à l’image du soin et des confessions que l’on chuchote à une personne alitée. Re-photographiant les photographies de sa famille, tel un plan cartographique, Farah Khelil mesure l’intime comme on arpente un territoire. Notes de chevet est un écho à l’œuvre littéraire de Sei Shonagon, écrite vers l’an 1000 par une dame de la cour au Japon. Mêlant, comme elle, différents registres et impressions sur le vif, l’œuvre relève d’une mémoire vive plus que d’une nature morte. Elle est une archive connectée qui rappelle l’étrange familiarité d’une artiste retrouvant des parents éloignés et participe, comme tout support de mémoire à des techniques que Foucault associait au souci de soi et des autres. Le meuble appareille l’intime, il recouvre une mémoire domestique aussi triviale que personnelle.

(premier plan) Farah Khelil, Notes de chevet, 2017, Tables de chevet, photographies, vidéo, objets divers (boules quiès, naphtaline, livre, napperons en crochet), 68 x 54 x 66 cm (deuxième plan) Benoit Travers, Ébrèchement carton, Économat, Redeyef, documentation de performance, 2017, tirage numérique sur papier plan, poussière, 60 x 60 cm

Farah Khelil, Notes de chevet, 2017, Tables de chevet, photographies, vidéo, objets divers (boules quiès, naphtaline, livre, napperons en crochet), 68 x 54 x 66 cm

Cette mémoire intime entre en dialogue avec la mémoire collective dans l’installation d’Imen Bahri qui connecte croyances archaïques et contemporaines. Dans certains rituels observés à Gafsa, les malédictions sont résolues avec des ossements, des bobines de fil, du henné, du savon, des petites bouteilles de parfum et des aiguilles enveloppées dans des draps blancs puis enfouis sous les terres de montagnes reculées d’El Galaa, El Guettar. Ces pratiques ancestrales, se poursuivant de nos jours, ne sont peut-être pas si différentes de la vénération de nos contemporains pour leurs prothèses communicationnelles. Les ondes des réseaux Wifi et les données révélées par des machines acéphales ne sont rien de plus que de nouveaux médiums qui nous envoûtent par leur pseudo-rationalité. Il s’agit au final d’une théologie renversée, où « ce qui fut théologique devient technologique ». Aussi, plutôt que d’en formaliser deux mondes parallèles, l’artiste les fusionne en une seule entité : des microsomes suspendus où dialoguent, de manière anachronique, ce que l’artiste nomme des (im)matériaux, où se mixent temps réel et mémoire ancestrale, technologie et mysticisme, raison et imaginaire sacré.

Imen Bahri, Terrarium, 2017, installation, 3 terrariums suspendus, terre, tissu, ossements, henna, aiguilles, savons, bouteilles de parfum, bobines de fil, wifi, dimensions variables


Dans cette idée de jonction entre deux réalités complémentaires et rivales à la fois, Archétype, dispositif #1 de Haythem Zakaria tend vers le fantasme d’effectuer un rituel plastique dans la perspective de mettre en ordre une forme de chaos primordial. À travers une série de quatre photos rehaussées de motifs géométriques et rationnels, il « cosmise » une « zone inculte » dans la continuation des cartographies célestes inspirées des théories de Mircea Eliade autour des plans originels des sociétés pré-modernes. Les photos représentent chacune la même image, celle du site de Sidi Aich à Gafsa où des ruines antiques, communément appelées « ksour », sont auréolées de légendes contemporaines. Entre paysage et abstraction, ordre et désordre, ses traits répètent, de manière quasi mécanique, une cosmogonie régie par un ordre sacré. Pour les sociétés archaïques, en effet, tout ce qui n’est pas considéré comme « leur monde » n’est pas encore « un monde ». Ils ne s’approprient un territoire qu’en le « créant » de nouveau, c’est-à-dire en le consacrant. En cela, le geste de Haythem Zakaria relève du performatif et demeure rattaché à une création prise dans une tension entre le divin et l’automate.

Haythem Zakaria Archétype – dispositif #1, 2017, impression numérique pigmentaire rehaussée, 4 photos 25 x 45 cm

(à gauche) Benoit Travers Ébrèchement pylône électrique, Gafsa, 2017, 180 x 30 x 25 cm (au fond à droite) Ébrèchement pneu, Gafsa / Tunis, 2017, performance / installation, socle en acier, sabre forgé en acier, pneu, dimensions variables (au centre) Haythem Zakaria Archétype – dispositif #1, 2017, impression numérique pigmentaire rehaussée, 4 photos 25 x 45 cm

Parmi les diverses connexions que l’on peut établir entre l’ici et l’ailleurs, le corps et la machine, Gafsa et Tunis, Souad Mani livre deux propositions comme l’avers et le revers d’un même mouvement. L’un appartenant au Land Art, et donc au lien que peut avoir un corps avec un territoire, l’autre relevant d’« impressions embarquées » et d’extraction de données reterritorialisées, via des interfaces machiniques. Dans l’une et l’autre, il est question de symboles et de dissémination, d’une manière de faire corps avec le monde. Dans un état de semi-transe, l’artiste trace d’abord à l’ocre rouge un cercle en forme de spirale. Le pigment imprègne la terre et se mêle au vent, alors qu’il identifie un point fixe, à l’image des localisations GPS. Statique et dynamique, la performance participe d’une pollinisation, dont la semence se propage aux alentours et évolue en fonction des conditions climatiques. Dans la deuxième proposition, l’artiste se munit d’un kit, élaboré avec des ingénieurs, qui capte toutes les données météorologiques de l’environnement (carbone, température, humidité, géolocalisation, etc.). L’objet connecté recueille plus de 3000 trames de données en temps réel permettant de mesurer à distance les composants spécifiques d’un environnement. Mais alors que la performance s’était déroulée sous un soleil brulant, dans un lieu mal identifié, la seconde expédition avait opéré de nuit, le long de la route menant à Redeyef, non loin de l’usine surveillée de phosphate et des histoires tumultueuses qui secouèrent toute la Tunisie avant les Printemps Arabes. Au devenir-monde du Land Art répond un devenir-clandestin, à la transe succède la tension. Tandis que les deux propositions recouvrent une même volonté de (se) mesurer au climat, propre et figuré, écologique et politique, d’un lieu.
Pour l’exposition, Souad Mani présente une archive de la première performance et active, en temps réel, les résultats collectés par son kit synchronisé avec Gafsa. Placé sur le toit de l’économat à Redeyef, le kit renvoie les données en direct dans l’espace d’exposition. Les diagrammes s’animent d’une chorégraphie informationnelle, dont la logique répond à la volonté d’être connectée avec ce qui se passe là-bas. Bien que de manière abstraite, il s’agit toujours de se frayer des passages entre les lignes, de faire monde et de le faire résonner.

Souad Mani Impressions embarquées, Plateaux 1 & 2, impression 2, 2017, Intervention Land art, montagne EL Sateh, Gafsa, 2107, tirage photo contrecollé sur PVC, 120 x 80 cm

Souad Mani Impressions embarquées, Plateaux 1 & 2, Impression 2, 2017, Installation trans-média en réseau, Kit IOT, Vidéo Streaming, RPI, Base de données, Tunis et Redeyef en temps réel

Pensée également sous une forme de conversion et de relation de voisinage, De tous les affleurements de Pascale Rémita est une installation mêlant peintures et projection vidéo. Qu’elles soient fixes ou en mouvement, les images représentées oscillent entre abstraction et figuration, le tout et la partie. Dans la vidéo, un tapis roulant utilisé dans l’extraction du phosphate est filmé dans un plan séquence hypnotisant, monté en boucle. Par moment, son image semble s’évanouir comme les mirages entre-aperçus aux Chotts. Tout autour, une constellation de peintures abstraites de petits et moyens formats développe la palette colorée de la vidéo dans des nuances de bleu, de gris, de vert, appelant la méditation et le songe. Ces peintures sont conçues comme autant de variations et de traductions du référent vidéographique, interrogeant par là notre perception des images et notre regard sur le réel. Le réel qu’il s’agit aussi de capter dans sa dimension tactile, à l’instar de ces mains gantées dont on ne sait si elles sont là pour soigner ou se protéger. Paraissant caresser des surfaces lisses et miroitantes, elles se fondent dans la fluidité et un bruit d’ambiance à peine perceptible.

Pascale Rémita, De tous les affleurements, 2017, Installation, vidéo sonore (5 mn 19, boucle), huile sur toile, dimensions variables

Ces résonnances sourdes et hypnotiques se prolongent dans les performances sisyphéennes de Benoît Travers. Encore une fois, il s’agit de chercher des brèches ; d’ébrécher à coup de sabre un pneu-totem. Que l’on juge vaine et inutile une démarche consistant à pousser un carton pendant des heures dans l’Économat à Redeyef jusqu’à ce qu’il se réduise en lambeaux, que le mythe de Sisyphe soit interprété comme un châtiment permettant d’échapper à la mort ou plutôt une manière de signifier que le soleil s’élève chaque jour pour plonger à nouveau le soir sous l’horizon, les gestes répétitifs et monotones de Benoît Travers ont en commun la persévérance. Cette ténacité le conduit encore à marteler, des heures durant sous un soleil de plomb, une carcasse de voiture engoncée sous les gravats d’un Oued asséché. Ce geste en apparence désespéré relève au contraire d’une poésie en lutte avec les enclosures et les destins scellés. Les combats ne sont perdus d’avance que pour ceux qui ne tentent rien ni ne cherchent à opérer un minimum d’écart, celui-là même par lequel s’intronisent l’espoir ou la folie grâce auxquels tout redevient possible. Ainsi du jeu de mots Clonisation pilonné sur une portière abandonnée : de la colonisation au clone, de l’original à la copie, s’effectue toujours une marge d’erreur, dont l’accident apporte souvent des découvertes bien plus fertiles. Elles sont présentes et non encore identifiées, elles façonnent une partition que l’on ne sait pas encore jouer, mais dont les rythmes superposés promettent d’autres mélodies, à l’image de l’installation de briques poinçonnées.

Benoit Travers Ébrèchement voiture, Oued el Melah, Gafsa, 2017, vidéo, 8”

Benoit Travers Ébrèchement pneu, Gafsa / Tunis, 2017, performance / installation, socle en acier, sabre forgé en acier, pneu, dimensions variables

Benoit Travers Partition, Tunis, 2017, briques, dimensions variables

Entrées en symbiose, les œuvres issues de la résidence organisent une nouvelle intelligence du territoire de Gafsa, dont l’origine est d’abord une opération de liaison et de mise en relation : entre la Tunisie et la France, le nord et le sud, l’impermanence de la résidence et le temps long d’un territoire. Les artistes auront battu en brèches les multiples enclosures des fictions imposées comme réelles qui encombrent les imaginaires. Ils se seront lovés dans l’intimité d’un territoire qui paraissait difficilement échapper aux images d’un circuit fermé. Posés ici dans leur état labile et transitoire, les œuvres poursuivent et poursuivront l’appel du séjour des formes.

Fatma CHEFFI et Marion ZILIO

Crédits photos : Amélie Labourdette, courtesy des artistes