Lingua cosmica, Hugo Deverchère
Texte de l’exposition The AfterImage d’Hugo Deverchère à la galerie Sator, Komunuma.
Comment conserver nos mémoires à l’aune d’un horizon qui dépasse notre présence sur Terre ? L’exposition The AfterImage sonde, telle une archéologie futuriste, la persistance et la rémanence des images. L’artiste Hugo Deverchère poursuit ici ses réflexions sur les notions de représentation au-delà d’une vision anthropocentrique, à travers la spéculation de nouveaux langages cosmiques.
C’est à la suite d’une résidence itinérante dans le désert d’Atacama qu’il établit un lien entre les géoglyphes précolombiens et les infrastructures contemporaines d’extractions de terres rares. Depuis le ciel, les réseaux hydrauliques des mines du Salar dessinent des formes régulières qui, par leur organisation spatiale, rappellent les alignements géométriques de ce langage millénaire. Site exceptionnel d’observation astronomique, le désert d’Atacama voit désormais son paysage excavé par l’exploitation minière du cuivre, mais aussi du lithium, indispensable à l’équipement numérique. Ainsi le territoire porte la trace d’une civilisation éteinte, mais aussi les stigmates irréversibles d’une ère ayant placé l’humain au rang de première force géologique. Or l’extraction de cette matière tellurique n’a pour autre vocation que d’alimenter une mémoire à très court terme. Jamais une technologie n’a stocké autant de données que le numérique, jamais simultanément, elle n’a été aussi menacée par sa fragilité et sa durée limitée. Si bien que l’hypermnésie digitale est vouée à l’obsolescence et à devenir indéchiffrable d’ici quelques dizaines d’années tout au plus.
Dans ce jeu de correspondances entre matière et virtuel, temps géologiques immémoriaux et disparition programmée des archives numériques, se pose la question de la préservation et de la conservation des mémoires au-delà de notre horizon. Pour pallier à la perte des données, la recherche fondamentale explore de nouvelles voies d’archivage s’appuyant sur la géologie, la microbiologie ou l’astrophysique. La roche, l’ADN synthétique, les constantes astrophysiques ou mathématiques deviennent autant de langages que de supports potentiels de mémoire, inscrivant l’information dans des structures qui dépassent l’échelle humaine, voire terrestre.
C’est à cet exercice périlleux et vertigineux que la NASA s’est prêtée lors de son programme Voyager, en 1977.Des deux sondes envoyées vers l’infini, telles des bouteilles à la mer interstellaire, le public n’a pourtant retenu que le disque doré. Comme les géoglyphes précolombiens qui s’adressaient au cosmos, le Golden Record utilise un système d’encodage censé communiquer à d’éventuels extraterrestres un échantillon de la culture d’une époque. Gravée sur un vinyle en cuivre, cette mémoire biaisée pourrait être la seule trace de notre existence, bien après l’extinction de la Terre et du système solaire.
Depuis, les missions interstellaires se sont multipliées, la qualité des instruments et des optiques considérablement améliorées. Hugo Deverchère va alors s’intéresser à des archives scientifiques parfois obsolètes ou oubliées dans les sous-sols des laboratoires, afin de produire une nouvelle mémoire humaine-non-humaine, à la frontière du géologique, du numérique et du cosmique.
Des clichés détériorés des anneaux de Saturne, envoyés par les sondes Voyager à la Terre, il réalise de nouvelles abstractions en noir et blanc. Pour cela, il agrège aux photographies originales d’un format carré de 128 pixels des images provenant de sources diverses, empruntant à des missions plus récentes comme Cassini, mais aussi à des visuels de disques, de sillons ou de microprocesseurs, rendant floue la démarcation entre archive et fiction, vrai et faux. Agrandies, recadrées, remastérisées, les photographies de la série Tracks comportent près de 99 % d’inventions provenant d’analogies formelles ou symboliques. Les anneaux évoquent alors les lignes d’une nouvelle partition dont les lunes de Saturne paraissent les notes de musique.
Selon un procédé similaire de restauration, Hugo Deverchère réalise des héliogravures de ces partitions analogiques sur une plaque de cuivre tandis que les lunes Téthys, Vesta, Cérès, Rhea, Phobos, Steins font elles l’objet de photogravures sur plaques photopolymères. Leur aspect brillant leur confère une forme de mouvement et de légèreté qui tend à s’extraire de la fixité et de la dureté présumée de la matière. À ces matrices de métal, il ajoute des pigments d’oxyde de cuivre, de cobalt et de silicium, éléments de base des microprocesseurs. Ces images en creux, constituées de matière géologique, deviennent des réminiscences d’un réel simulé qui s’écrit par la matière elle-même. Ce paradoxe entre mémoire volatile et cosmique se retrouve dans sa série Marble Recording, où des images de nébuleuses et de poussières interstellaires sont gravées au laser numérique sur un marbre agrémenté de cuivre et de cobalt. Véritable machine à remonter le temps, le télescope James Webb (JWST), à l’origine de ces clichés, capte en direct la formation des galaxies et des étoiles après le Big Bang. En gravant littéralement cette mémoire sidérale dans le marbre, Hugo Deverchère plie le temps cosmique et numérique. Ainsi compresse-t-il le cycle d’explosion à l’origine de la Terre et des minerais qui permettent aujourd’hui de les faire apparaître.
Face à cela, la Terre et nos corps sont en permanence traversés de rayons cosmiques, d’ondes magnétiques et de particules dont on parvient tout juste à capter le signal. Ainsi la neige de nos téléviseurs cathodiques révélait la trace résiduelle du Fond diffus cosmologique laissée par le Big Bang. Si ce rayonnement fossile ne représente que 1 % des interférences, nous avons collectivement et quotidiennement éprouvé cette expérience cosmique, parfois avec agacement, sans savoir que nous contemplions en réalité un langage cosmique de près de 14 milliards d’années.
En collaboration avec le physicien Olivier Dadoun, l’artiste va récupérer des kilomètres de rouleaux de film contenant des centaines de milliers de clichés réalisés dans une chambre à bulles. Cet espace fermé en forme de sphère fut utilisé par le CERN dans les années 1980 pour détecter des particules. Traités par des scannings girls, maintes fois copiés, compressés et diffusés vers divers laboratoires, ces films en quantité innombrables finiront paradoxalement par disparaitre ; comme si l’hypermnésie des données aboutissait à une sorte de bruit blanc qu’aucun œil humain n’est capable de subsumer. Patiemment, l’artiste et le physicien vont procéder à une restauration partielle non pour en révéler l’image idéale, mais pour en établir des cartes ou des graphèmes cosmiques. La série Orbital Verses n’est donc pas la photographie ou l’empreinte directe de particules, mais une synthèse culturelle et mémorielle. À l’instar des IA génératives, le réalisme qui en procède porte la trace d’une mémoire collective qui parfois hallucine et rêve le réel.
Si l’intérêt pour l’imaginaire spatial se justifie souvent par le désir de conquête et d’exploration de l’inconnu, Hugo Deverchère le convoque au contraire pour mieux faire retour sur Terre et prendre la mesure de notre éphémère condition.
Marion Zilio
Avril 2025