Le monde des blocs. Vincent Mauger

Vincent Mauger, Le monde des blocs, Galerie George Pompidou, Anglet.

Qui n’a jamais joué aux Lego, Kapla ou Jenga, dans le but d’échafauder la plus haute tour ou de créer des architectures impossibles ? 

Assembler, superposer, encastrer, empiler. Puis tout détruire. Recommencer. L’œuvre de Vincent Mauger apparaît comme la poursuite d’un jeu de construction grandeur nature, où les briques, les parpaings et les panneaux d’aggloméré hydrofuge ont remplacé les blocs de bois, de plastique ou de mousse de notre enfance. 

L’artiste joue de configurations modulatoires qu’il modélise au préalable sur des logiciels en 3D pour les mettre à l’épreuve de la matière, tandis que la trame serrée des matériaux de chantier évoque le maillage d’un mapping numérique. Ses installations convoquent en cela l’imagerie vectorielle des « dessins filaires », tout en donnant corps au virtuel. Ces allers-retours fabriquent d’un côté une matérialité à partir d’un imaginaire, et de l’autre un imaginaire à partir d’une matérialité. Il en résulte des fragments de paysages semi-désertiques, où jonchent des amas rocheux rouges et gris, dont les dimensions paraissent indéterminées. Cela pourrait être la grille de l’espace-temps courbée par la gravité de corps célestes ou une simulation de la géométrie des molécules, à l’échelle atomique. Des colonnes ou des cactus géants, verts, bruns et jaunes, ponctuent le tableau d’ensemble, telle une maquette indiquant les mesures et les conventions chromatiques. Multipliant les perspectives et les rapports de proportion, son œuvre creuse l’écart entre le réel et sa représentation, le modèle et sa copie, l’objet et sa simulation. Si bien qu’il y a dans l’œuvre de Vincent Mauger une ironie qui déplace constamment les intentions pour en révéler le double jeu de la représentation et de la domestication du monde qui s’en suit. 

Le double jeu de la représentation

Pédagogiques et instructifs, les jeux de construction vont dès le XVIIIe siècle apparaître tels des « jouets rationnels », qui développent la dextérité, la créativité, l’enseignement de la gravité, la planification des étapes ou l’abstraction dans l’espace.

Le monde des blocs est un monde géométrique en trois dimensions aux propriétés combinatoires infinies. Héritées des « solides de Platon » – dont la légende dit que le philosophe fit inscrire sur le fronton de son Académie que « nul n’entre ici s’il n’est géomètre » –, ces formes ont traversé l’histoire jusqu’à dominer les modes de représentation en Occident. Aujourd’hui encore, les solides de Platon sont utilisés pour la convention de nomenclature de diverses configurations d’armatures d’espace. On les retrouve dans la plupart des logiciels de simulation 3D : de l’architecture aux jeux vidéo, de la médecine aux simulations sociales et politiques, du micro au macro. 

Nos opérations de pensée se sont ainsi fondées sur des cubes et autres polyèdres réguliers et symétriques, transposant notre compréhension du réel sous la forme d’actions et d’objets concrets. Certes, ces volumes ont développé la pensée abstraite et rationnelle, mais en simplifiant les apparences selon des modules de base, le monde fut réduit à un système de blocs et de cases, dont on ne perçoit pas toujours les biais cognitifs ni les logiques sous-jacentes. 

Si la carte n’est pas le territoire, les outils de modélisation et de simulation participent néanmoins au jeu classique de la figuration et des interactions des phénomènes, en fonctionnant tel un substitut de réalité. Nous avons pris l’habitude de désigner une chose par sa représentation, en transposant une réalité physique en des modèles abstraits accessibles à l’analyse et au calcul. Or le passage de l’une à l’autre ne se fait pas sans risque, car dans la modélisation, nous filtrons, sélectionnons, éliminons le bruit, le superflu, le détail, la nuance. Nous simplifions pour optimiser, agir, atteindre un but. Nous domestiquons ainsi le monde et le soumettons à des principes d’organisation et de classification, propres à la pensée moderne. 

Nos idées, de même que notre structuration politique et psychique, deviennent pareilles à des blocs monolithiques s’ajoutant ou se soustrayant à d’autres blocs. Les discours simplificateurs et réductionnistes procèdent de ces logiques binaires et antagonistes qui nous font percevoir le monde comme un échiquier où s’affrontent deux camps opposés. Ainsi que le résume l’artiste, « cette simplification du réel permet d’analyser les situations géopolitiques, mais peut également créer, par une caricature de celles-ci, une amplification des problèmes conduisant aussi, paradoxalement, à ce que celui-ci débloque ».

Le bricoleur à l’assaut de l’ingénieur

Vincent Mauger a longtemps hésité entre l’activité d’architecte ou d’artiste, d’ingénieur ou de bricoleur. On doit à l’anthropologue, Claude Lévi-Strauss, une analyse fine de ses deux modes d’accès au monde. À la différence de l’ingénieur, le bricoleur ne subordonne pas ses tâches et ses outils à la finalité de son projet. La règle de son jeu est de s’arranger avec « les moyens du bord », de recycler les résidus de constructions et de destructions antérieurs, de s’adapter aux contraintes quitte à modifier les usages et les fonctions de ses matériaux. L’ingénieur, quant à lui, ne peut jamais transiger à son plan. Ses moyens, son pouvoir et ses connaissances se heurtent à l’état des sciences et des techniques de son époque qu’il tente de dépasser comme si le monde et ses ressources étaient illimitées.

À l’instar du bricoleur, Vincent Mauger ne cherche jamais à imposer des formes à la matière ni à répondre à un modèle établi en amont. Au contraire, bien que l’artiste explore un principe de construction empirique fondé sur des lois géométriques, dont il programme les rythmes et perturbe la lecture, la matière joue un rôle actif dans la création de ses formes. Elle impose ses contraintes physiques au logiciel. C’est pourquoi le bricoleur, comme l’artiste, éprouve toujours du plaisir dans le jeu du faire et de la débrouille.

Aussi Vincent Mauger s’amuse-t-il des écarts entre les techniques de pointe d’une époque et son obsolescence, à l’image de la vidéo De loin en loin (2019), dont le déplacement évoque le survol d’un drone au-dessus d’un relief matérialisé par des hachures noires. Il pointe en cela les croyances et les fantasmes que l’on projette dans toute nouvelle technologie, lesquelles paraîtront tôt ou tard désuètes, voire saugrenues. Il en va ainsi des premiers gilets pare-balles inventés par le Docteur Guy Otis Brewster, pendant la Première Guerre mondiale. Ces plastrons d’acier pesant plus de 18 kg sont détournés par l’artiste pour en révéler l’aspect comique et inadapté, comme si ces armures à l’allure de carton-pâte sortaient tout droit d’un jeu pour enfants. Enfin, sa sculpture Principes d’irréalités parasite la façade striée de la Galerie Pompidou, tel un bug dans la matrice. C’est en cela que le bricoleur est finalement plus ingénieux et ingénu que l’ingénieur. Son attitude, mue par le plaisir et le jeu, est une tentative de sortir de la modernité et de son implacable désir de domination. 

Vincent Mauger travaille la réversibilité de nos modalités de représentation pour en révéler les rouages implicites. Il pointe l’analogie structurelle qui réside entre les blocs des jeux de construction et ceux de la pensée moderne, en se faufilant habillement entre réalité, imaginaire, croyance et fiction. Alors que l’automatisation du raisonnement et sa matérialisation en programmation informatique ou autres IA poursuivent leur inlassable modélisation du monde, il est urgent de voir ce qui, sous nos modèles et nos instruments comptables, n’a pour autre fonction que de mettre en place des convictions au profit d’idéologies qui ne disent pas leur nom.