L’Altra Roma

Format à l’italienne XIII. Exposition des lauréat·es du Prix Wicar, Rome avec Jezy Knez, Yosra Mojtahedi et Anne-Émilie Philippe, du 27 janvier au 19 mars 2023.

Tout le monde connaît la légende fratricide, à l’origine de Rome, de Remus et Romulus élevés par une louve. Mais une autre histoire, non gravée dans le marbre, s’est transmise par des voix anonymes. Au cœur de l’Espace Carré, les artistes revisitent L’Altra Roma, cité oubliée et pourtant admirée dans le monde entier. Soucieuse de ne pas impacter la terre ni imposer la tyrannie de sa supériorité, L’Altra Roma prônait un rapport plus léger à la surface du monde, ses constructions étaient en bois, non par faiblesse mais par choix, son organisation non patriarcale, ni même fondée sur l’esclavage ou la mise au banc des femmes. Dans la Rome de jadis, l’on célébrait le flux sur le figé, le devenir sur l’être, la fiction sur l’archive… 

On raconte que dans la cosmogonie de l’Altra Roma, la population avait conscience de vivre sur le dos d’un immense animal, tels des oiseaux sur la croupe d’un rhinocéros. Pour préserver cet équilibre fragile, une relation d’hôte à hôte réglait les dispositions quotidiennes dans un carnaval de formes politiques. Les sociétés humaines s’identifiaient à des parasites mutualistes qui, en échange de l’hospitalité, entretenaient une présence discrète, quoique terraformatrice, à la surface du monde. 

Les maisons en bois, véritables abris de fortune précaires et provisoires, étaient perçues comme les appendices d’un organisme qui dérivait dans la matière noire d’un cosmos mystérieux et infini. Souvent défaites et recyclées, les constructions évoluaient au fil du temps et se déplaçaient selon les besoins ou pour que « la peau du monde », ainsi que l’on l’appelait, puisse respirer et se régénérer. La topographie de la ville est restée un modèle copié dans de nombreuses régions du monde, mais les générations qui suivirent perdirent la volupté et le nomadisme qui en faisait son originalité. Dans l’Altra Roma, on se jouait des appareils d’état. Aussi mettait-on en scène des utopies impossibles pour que jamais ne s’impose l’idée d’un produire une forme définitive se muant en totalitarisme. Le duo d’artistes Jezy Knez a tenté d’en raviver les configurations bureaucratiques intempestives, à travers de subtils sabotages qui toujours travaillent contre les systèmes autoritaires et déplient les possibles. Au centre de la ville carrée, on élevait des fontaines de jouissance pour rappeler à la population le cycle permanent de la vie et de la mort, où tout s’altère et s’interpénètre pour devenir l’autre. Tels une semence fertilisante, le lait de la louve ou des fluides organiques, le liquide sacré coule sur le corps de la sculpture mi-fontaine mi-femme, dont Yosra Motjahedi a cherché à retranscrire la sensualité machinique et la vitalité hybride. Des fresques érotiques ornaient également les murs de la cité pour témoigner de désirs qu’il aurait été inopportun de réprimer, au risque de condamner les hommes et les femmes à d’insupportables querelles intestines. Là-bas, le temps n’existait pas, du moins pas dans le sens que nous en avons aujourd’hui. Celui-ci se chargeait et se déchargeait de récits et d’anecdotes qu’il accompagnait, et l’épaississait en retour. De sorte que les évènements tissaient d’étranges cartographies sensibles auxquelles l’on se rapportait pour désigner une période ou un lieu. L’archive était une mémoire imparfaite, où l’on vagabondait de signe en signe, comme Anne-Émilie Philippe déambula dans les ruines de la Rome actuelle pour recouvrer les traces des femmes effacées. Ce sont des odeurs et des sensations diffuses, au milieu de la brume des souvenirs, qui la mirent sur la piste. De cette histoire, on ne sait si elle a jamais existé. Mais des légendes comme celle de Lei nella nebbia (Elle dans le brouillard) ou des médaillons retrouvés dans d’étranges circonstances semblent conter le récit de cette civilisation oubliée.


Jezy Knez

En duo depuis 2012, Jezy Knez développe une pratique contextuelle de construction de modules architecturaux. Influencé par les récits de science-fiction, le minimalisme ou l’architecture moderne internationale formulée par l’école du Bauhaus, ainsi que les questions relatives au site, à l’autonomie et à l’interaction, le duo conçoit des mondes alternatifs, où toutes fonctions semblent paradoxalement altérées. À l’esthétique bureaucratique et aux instruments de l’activité économique se substituent ici des formes génériques, neutres, brutes ayant perdues toute efficacité. Ces dernières paraissent en attente d’être activées ou présentes pour ce qu’elles sont, soit des volumes, des creux, des pleins dont les configurations dessinent la croupe d’un paysage. Mixant les époques et les échelles, les notions de forme et de fonction, le duo déstabilise les appareils d’état et les architectures du pouvoir, par où l’idéologie impose son style. Rome est ainsi devenue leur terrain de jeu : son gigantisme, ses colonnes en cascade, son marbre, ses places et ses ruines activent une topographie alternative qui réagit à l’Histoire et aux micros récits. Elle s’anime et prend vie dans le télescopage d’agrégats de sociétés miniatures qui s’implantent, tels des systèmes parasites, sur les fondations. Dès lors, on comprend que cette construction est une base pour faire proliférer les utopies manquées des programmes architecturaux de l’Antiquité à la Modernité, en passant par les cités étrusques ou les lignes autoritaires fascistes. Le pouvoir déchu, ce sont au final des logiques d’impermanence, d’organicité et de coexistences qui semblent primer. 

Yosra Mojtahedi

La femme effraie, alors pour la tranquillité et l’ordre d’un monde organisé par les hommes, on la cache, l’enferme, lui refuse tous désirs. Iranienne, Yosra Motjahedi développe une œuvre polymorphe qui puise dans les pulsions libidinales matière à échauffer les instances patriarcales. Tout à la fois dark comme l’énergie sombre qui compose 70 % de l’univers et mélancolique comme le cri des Iranien·nes persécuté·es, son œuvre se veut un trait d’union entre les règnes pour mieux déstabiliser les frontières et les hiérarchies. De ses dessins enveloppants, dont les entrelacs et les motifs érotiques se projettent sur les sculptures, aux interactions avec la machine, ses œuvres hybrides s’animent afin de créer des espaces-temps déphasés, nous reconnectant paradoxalement avec le monde.
Se fondant sur l’imaginaire du jaillissement et de la jouissance que lui inspirent les fontaines sur les places romaines, Yosra Motjahedi conçoit une œuvre matricielle. Son point de départ s’ancre dans les ouvrages d’anatomie et de dissections, où la pulsion scopique – de voir et de posséder l’autre par le regard – se confond avec celle libidinale. De sa rencontre avec la souffleuse de verre Nadia Festuccia, elle élabore une sculpture en circuit fermé où semblent transiter des fluides corporels et du lait maternel, si ce n’est celui de la louve légendaire à l’origine fratricide de Rome. Organes sans corps, fossiles mutants, écorchés ou peaux de silicone, flux et reflux activent alors une sculpture vivante, voire une mécanique du désir. L’aspect organique résulte d’une robotique, où le mou et le dur, l’animé et l’inanimé, le profane et le sacré s’interpénètrent dans une danse sensuelle de chairs, de matières, de câbles et de liquides.

Anne-Émilie Philipe

Formée initialement à la médecine, la géologie puis la création de costume, Anne-Émilie Philippe se prend ensuite de passion pour les techniques de révélation de l’image. De la lithographie au cyanotype, en passant par diverses expérimentations de transfert de supports insolites, elle renoue avec les éléments naturels pour conter de nouveaux récits. Le soleil, la terre, la pierre, les fibres deviennent des partenaires avec lesquels elle entame un dialogue physico-chimique, d’où découle un jeu d’apparition et de disparation rythmant les cycles d’un mouvement continu. 
Lors de sa résidence à Rome, elle tente de recouvrer les traces des nombreuses femmes oubliées ou effacées de l’histoire. Déambulant dans la ville selon une cartographie sensible, elle nous embarque dans un voyage à travers les époques et les dimensions. Aux temps longs de l’histoire écrite par les vainqueurs se superpose celle d’une quotidienneté qui embranche une mythologie personnelle. D’une bouteille en plastique de la marque Egeria se déplie par exemple l’imaginaire d’une nymphe, dont la légende rappelle qu’elle conseillait Numa Pompillus, deuxième roi mythique de Rome. Inconditionnellement nue dans l’iconographie, Anne-Émilie Philippe la rhabille ! Sur les traces de l’architecte Plautilla Bricci (dont le frère récupéra les honneurs), l’artiste tombe par hasard sur un catalogue de design cuisine. Signe parmi les signes, elle décide d’en réitérer le format pour réaliser celui de l’édition qui retrace son parcours. Œuvre stratifiée à multiples tiroirs, elle nous invite à déchiffrer les indices d’une autre histoire, laquelle s’écrit par rencontres fortuites ou anecdotes, telles les traces de ce rouge à lèvres qui décidément ne convenait pas à son teint sous le soleil italien, et dont les marques sur la main résonnent avec la robe rouge de Belleza Orsini, condamnée pour sorcellerie. Installé·es tranquillement sur la chaise en open source d’Enzo Mari, nous tournons les pages d’une rêverie éveillée.