Fabienne Francotte. La chair des mots

Artiste belge, installée au Sri Lanka depuis près d’une dizaine d’années, Fabienne Francotte développe un langage en dehors de la parole. Polyglotte, elle agrège les langues brisées pour retrouver un langage commun, par-delà les mots. Déjouant ainsi le mythe de Babel, elle se situe dans l’écart entre les mots et les choses, là où se logent les failles et les non-dits. Des réfugié·es rohingyas ayant fui les violences au Myanmar, en passant par ses échanges avec les femmes criminelles ou des adolescent·es reclus à l’institut de santé mentale, son travail de dessins et d’écriture tente de saisir quelque chose du monde, qui ne se dit pas. Dans cette zone de rencontre avec l’autre, l’écriture se meut en geste, le mot en image, la voix en matière. Alors on lit l’image comme on regarde l’écriture.

Fabienne Francotte collecte, consigne, remonte à l’inscription pour en extraire la scription. L’écriture est en effet une suite de gestes, soit une scription qui met le corps en mouvement, dans un va-et-vient de la bouche à la main. De sorte que l’écriture traverse les êtres par la parole. Elle est une incarnation qui transforme la langue en organe, le langage en description. Décrire le détail du monde, d’écrire le monde en détail pour en révéler la texture, le tremblement, voilà l’opération à laquelle se prête l’artiste. 

Enseignante pendant 25 ans auprès d’enfants et d’adolescent·es, Fabienne Francotte a transmis cette faculté de donner forme au son et de figurer des paroles, parfois manquantes. Ce n’est donc pas un hasard si de grands cahiers d’écolier constituent son support privilégié. Les lignes, les carreaux et les marges composent une trame primordiale, celle où l’on fit l’apprentissage de l’écriture et où l’on inscrivit, pour la première fois, des lettres, des mots, des phrases les unes à la suite des autres. Sur ces supports de mémoire, elle agrège ; colle ou coud les reliques d’un quotidien. Bouts de papiers, de plastiques, de nappes ou de toiles bariolées, elle traverse les motifs pour pénétrer d’autres dimensions, d’autres vies, aussi. Vies anonymes, vies opprimées, brisées ou hantées par les absent·es et les drames. Car si l’on pense en écrivant, on se pense aussi à travers elle. L’écriture prend alors une fonction métabolique : cela rentre et sort. Ce que l’on ne peut prononcer s’extériorise par l’encre, tels un fluide organique ou la sève des arbres qui pénètre à nouveau le papier. Des mots invisibles apprivoisent des maux indicibles. 

Le bruit de la plume ou du stylo qui griffe la feuille, fait de l’écriture, toujours, une déchirure. Sa naissance se fait par l’incision, une faille sur un support. Écrire, qui provient de sker, c’est d’abord gratter, scarifier, fendre une matière, plane, argile, pierre, feuille, peau. Des creux aux pleins, Fabienne Francotte fera aussi de l’écriture une sculpture, « détachée de la réalité » dit-elle, « pli » qui courbe et rapproche les mondes séparés, corps qui défie l’évanescence du trait.

Mémoire intime, topographie de lieux ou de l’humain, l’œuvre de Fabienne Francotte est une archive qui chronique le temps qui passe, de manière plate et sans jugement. Au fil des pages, comme des années, on arpente la chaire du monde, si bien que ces inscriptions procurent une sensation épidermique. Écriture de soi et des sois, mais également document sociologique qui traverse les époques et les territoires, ses carnets retiennent ce qui, sans ça, nous échapperait et disparaîtrait. Tenir au monde, c’est au fond pouvoir l’inscrire, dans le silence des souvenirs mêlés.

MZ

Août 2023