Esmeralda Da Costa. L’intranquille écologie des sois

« Nombreux sont ceux qui vivent en nous ;
Si je pense, si je ressens, j’ignore
Qui est celui qui pense, qui ressent.
Je suis seulement le lieu
Où l’on pense, où l’on ressent. »

Fernando Pessoa

De même que le poète portugais Fernando Pessoa invente de multiples « hétéronymies », personnes ou personnalités littéraires très différentes les unes des autres au point de s’opposer parfois vivement, Esmeralda Da Costa met en scène, et en son, des alias visuels dans ses créations. L’Alter ego, l’« autre moi », agit comme autant de prolifération de soi qui, d’une quête intérieure en conflit avec elle-même, tend à sonder le monde et ses enjeux environnementaux et sociétaux, en s’y rendant poreuse. À la manière psychanalytique, nous remontons, au fil des pages de son catalogue, la formation de ces strates successives qui influencent, déterminent et instituent la mémoire familiale et son lot de traumatismes intergénérationnels pour atteindre un universel singulier. 

La figure de la mère, comme archétype généalogique, culturel et social, trouve ainsi ses résonnances et le moyen de raisonner sur sa double culture (Portugaise et Française), mais aussi son rapport au genre, à la transmission ou encore à la Terre-mère. La langue maternelle devient une ritournelle, au même titre que les rythmes et les sons apparaissent comme les protagonistes d’une histoire et non comme de simples matériaux. Ils prennent corps et densifient l’image d’une texture englobante qui ouvre sur le hors champ et les non-dits. Ils ravivent la mémoire et les affects, tout en décentrant le regard. Peut-être y’a-t-il dans ses œuvres le désir de devenir-monde, afin de s’extraire d’une subjectivité enfermée dans un moi qui clôt le sujet sur lui-même et nous rend aveugles aux autres. Alors on comprendra qu’au fil de ses nombreuses performances, l’ego de l’artiste s’est depuis longtemps retiré, voire délité, au profit d’une écologie première. De sorte qu’il ne s’agit pas d’autoportrait, au sens classique du terme, mais de faire éclater, dans un duel nécessaire, l’indivisibilité de l’individu. 

Ce ne sera donc pas un hasard si l’artiste porte un intérêt renouvelé aux apparences, aux simulacres médiatiques ou autres calques qui trient, filtrent, démultiplient ou superposent des pans de réel. L’eau et ses mirages sont désormais les seuls miroirs que nous puissions contempler : ils relancent l’altérité et invitent à l’altération de soi, sa transformation inéluctable et continue, son intégration, si ce n’est, son assimilation au milieu. Ces multiples strates — plastiques, temporelles et spatiales — visent en définitive l’ouverture au monde plus que le repli sur soi, en invitant l’autre dans sa zone de réfraction et de réparation. 

Ponctionnant le réel afin de créer des bibliothèques de sons et d’images, l’artiste traverse les effets de fragmentation de la surface pour mieux les déplier et les embrasser dans leur complexité. C’est pourquoi ses courtes vidéos, ses photographies stratifiées ou ses linogravures extensives apparaissent comme des poèmes adressés à qui accepte de sentir le monde autrement. En devenant des cavités de résonnances, ses œuvres élaborent une conscience amplifiée et sensible à l’autre, une écoute-contact, dont l’image et les sons débordants intensifient le présent. Humble et patiente, sa démarche procède d’une intranquillité à l’égard de celles et de ceux, humains et non-humains, qui peuplent le monde.