Épuisement générale !
Épuisement générale !, Exposition Échos de notre temps de Camille Dufour et Rafaël Klepfisch, à la Belgium Gallery
Telle la nymphe Écho, condamnée à ne plus parler, sauf à répéter les derniers mots entendus, le geste de Camille Dufour apparaît comme une tentative d’épuisement des motifs et des corps. Mobilisant la technique de la gravure, dont les multiples sont autant d’originaux, l’artiste performe épreuve après épreuve jusqu’à l’évanouissement de l’encre. Ses estampes, denses et complexes, saturées de références enchevêtrées, exacerbent les tourments de nos sociétés dans une noirceur cauchemardesque proche des compositions infernales de Jérôme Bosh, Bruegel, Goya ou Piranèse. Des Cavaliers de l’Apocalypse aux dystopies futuristes, en passant par le destin funeste de la tour de Babel, la bombe atomique, les crises migratoires ou les catastrophes écologiques de l’Anthropocène, son œuvre égrène une iconographie chaotique semblable au pouvoir de sidération médiatique nous rendant aveugle, voire indifférent·e·s, aux drames contemporains.
Parce que la gravure n’autorise pas le repentir et que le stylet creuse les sillons du bois telle la cicatrice d’une peau, elle devient pour l’artiste un médium cathartique qui, par son format monumental, nous met face au désastre. Ses gestes répétitifs et harassants évoquent le labeur de l’ouvrière, de la lavandière ou le cérémoniel d’un rituel funéraire. Dans une ancienne usine de savons, elle réalise en 2017 sa première installation performance : صابون حلب. L’encre déposée sur la matrice adhère au papier sous la pression d’un savon d’Alep qu’elle applique à la main au dos des feuilles comme on procède aux ablutions des défunt·e·s. L’effacement progressif des images lave symboliquement les maux de l’humanité, telles les lavandières de nuit condamnées à expier leurs péchés en lavant le sang des linges pour l’éternité. Dans Eaux Anonymes (2022), ce sont cette fois des milliers de pétales de fleurs récoltées ou sauvées des bennes qui colorent la peau des toiles en hommage au réfugié·e·s disparu·e·s en mer. Lentement, des heures durant, Camille Dufour presse les pétales au pilon révélant, sur une face, l’image d’un drame tout en en offrant, sur l’autre, sa commémoration. La réversibilité des lectures et des regards prend encore une place prépondérante avec le projet Les 7 péchés du capitalisme (2019-2020), réalisé en plein confinement en collaboration avec Rafaël Klepfisch. Ce qui fut autrefois qualifié de vice apparaît désormais comme les vertus dont se prévalent les chantres d’un libéralisme dérégulé, où l’orgueil, l’avarice, la colère ou la luxure règnent en maître. Diffusés dans la ville, les tirages en diptyque accueillent un espace d’expression public, ravivant ainsi la dimension politique et populaire de la gravure. L’affichage court-circuite les modèles ou détourne, à l’instar du projet Nos corps (2022), les injonctions médiatiques à l’égard du corps des femmes.
Face à l’épuisement général, des motifs et de l’encre (comparable au carburant ou l’énergie), des corps et des âmes, les épreuves de Camille Dufour semblent réclamer notre repentance. De ses gestes éreintants, il résulte l’idée d’une dépense excédentaire et improductive, dont on pressent avec La part maudite de Georges Bataille, qu’elle est au cœur d’un équilibre salvateur.