En découdre. Petites mains, midinettes et mascarades
Exposition collective En découdre. Petites main, midinettes et mascarades, Les sheds, Centre d’art de la ville de Pantin, 30 septembre au 19 novembre 2022.
Artistes : Raphaël Barontini, Delphine Dénéréaz, Suzanne Husky, Mehryl Levisse, Annette Messager, Miguel Miceli, Nefeli Papadimouli.
Commissariat : Marion Zilio
Avant que le nom Cartier-Bresson ne fasse écho au fameux « instant décisif » — ce moment de bascule qui donna au photographe Henri Cartier-Bresson ses lettres de noblesse —, le patronyme résonnait aux oreilles de milliers d’ouvriers et d’ouvrières comme celui d’une manufacture ayant fait florès avec la Révolution Industrielle. Le photojournaliste et pionnier de la photographie de rue est en effet le rejeton d’une dynastie (1740-1980) qui tira sa fortune de la filature et de la retorderie de coton qui traite, teinte et met en bobine le fil. Désormais rénovée, la Société Française des Cotons à Coudre Cartier-Bresson, qui s’implanta à Pantin en 1859, ne conserve qu’une silhouette noire ciselée par ses « sheds » : sa toiture en dents de scie, typique des ateliers du XIXe siècle.
C’est au cœur de ce lieu et de cet imaginaire industriel, autrefois hanté par le bruit des machines à vapeur, la chaleur suffocante, la cadence imposée des contremaîtres, l’abrutissement des gestes répétitifs, ainsi que les nombreux engrenages, courroies et poulies qui parfois happées une main ou les cheveux des femmes, que prend corps l’exposition inaugurale En découdre. Petites mains, midinettes & mascarades.
Parce que le textile est à l’origine de nos plus beaux apparats, la demande en soie, laine ou coton ne cessa de croître à travers les siècles, charriant avec elle une exploitation des corps et des sols, inégalée dans aucune autre activité industrielle. Monnaie d’échange le long des « routes de la soie », la filière conduisit à la disparition à l’état sauvage du ver du même nom. Fruit d’une sélection artificielle sur des millénaires, l’insecte est devenu absolument dépendant de l’humain ne pouvant dorénavant ni voler, ni se nourrir, ni se reproduire seul. Si bien que le ver à soie demeure l’unique espèce domestique pour laquelle le marronnage, c’est-à-dire à la dédomestication, est impossible.
Vers la fin du Moyen Âge, l’élevage intensif du mouton – pour sa laine comme pour sa viande – contribua à la « mise en clôture » des terres et renforça la propriété foncière au profit de riches négociants. En posant les fondements du capitalisme moderne, ce modèle prolétarisa les paysans en mettant fin au travail communautaire et participa à la persécution des femmes pour briser les liens de résistance jusqu’à ce que le coton, plus agréable à filer et plus rémunérateur, offrit une alternative prometteuse : de l’élevage à l’esclavagisme, il n’y eut qu’un pas.
Des « parcs à moutons » à la « chasse aux sorcières », en passant par l’esclavage dans les plantations — sans oublier aujourd’hui le travail forcé des enfants dans les usines et des ouïghours dans les camps, les poubelles de vêtements au Ghana, la pollution des sols et des fleuves, ou le gaspillage dans les foyers occidentaux —, l’histoire de la sape est tissée de controverses, mais aussi de luttes (marronnage des esclaves, grèves des midinettes, upcycling…) et d’émancipations précaires, à l’image du carnaval, des mascarades et des stratégies identitaires.
L’exposition En découdre. Petites mains, midinettes & mascarades entend tirer les fils de ces révoltes et instruire de nouveaux récits dans la trame des apparences et des manifestations de soi.
Longtemps réservées aux femmes, la broderie, la couture ou la tapisserie étaient un moyen d’occuper les jeunes filles, mais surtout de les cloîtrer en leur inculquant constance et patience. S’émancipant grâce au salariat, les midinettes, ces ouvrières de la mode, ont été par la suite reléguées au rang de demoiselles « naïves et frivoles », objets du désir masculin, alors qu’elles furent aux avant-postes des grandes grèves qui marquèrent le Front populaire. Pour conjurer cette domestication qui ne dit pas son nom, Annette Messager brode insultes et proverbes misogynes circulant en toute banalité dans les sociétés patriarcales, nous mettant face à nos propres préjugés et conditionnements. Delphine Dénéréaz revalorise, elle, les textiles usagés et domestiques à travers la technique de la lirette, datant du Moyen-Âge. Voué à recycler les vieux linges et vêtements pour confectionner des tapis, le tissage artisanal est devenu un moyen de s’affranchir des codes du travail et de transmettre une mémoire filiale à travers des motifs parfois cryptés. Recouvrer le fil de ses mémoires, lorsque celles-ci ont été effacées, passe par diverses stratégies. À l’image du pouvoir de contestation du Carnaval, Raphaël Barontini détourne les capes usuellement portées par la noblesse en apparat à la gloire des esclaves marrons échappés des plantations. Intitulée Black Minerva, l’œuvre évoque la sagesse et l’intelligence de la déesse romaine, mais paraît aussi une allégorie de la politique de civilisation qui motiva l’expansion coloniale. Mehryl Levisse développe, quant à lui, une réflexion sur l’ornement comme puissance d’émancipation des subjectivités et des normes hétéropatriarcales. Les mascarades inscrivent les différences de genres ou d’orientations sexuelles au cœur des apparences. Sous le regard d’étranges personnages, semblant hantés les lieux, elles affirment leur appartenance au monde en se fondant dans des paysages psychédéliques. Dans la lignée des luttes collectives et la volonté de faire communauté, Nefeli Papadimouli réalise des sculptures textiles qui prennent corps dans l’espace, telles les parois d’un organisme. À la suite d’un appel à participation, les habitant·es du quartier endossent les tenues pour activer l’œuvre et former un corps social, où chacun et chacune se transforme au contact de l’autre et du lieu de vie. Suzanne Husky utilise, pour sa part, la tapisserie en laine vierge pour figurer des activistes, des militant·es ou des zadistes rejetant l’économie extractiviste, au nom de la défense de l’environnement et du droit des populations locales à décider de l’avenir de leurs territoires. Enfin, Miguel Miceli nourrit une intelligence artificielle d’un documentaire sur la sériciculture datant des années 40, où l’on confectionnait des parachutes en fils de soie. Les commentaires paternalistes sont détournés de telle sorte que l’IA génère un tuto pour que les Bombyx du mûrier s’émancipent. Les papillons deviennent ainsi les protagonistes d’une comptine dub techno à la morale implicite.
L’industrie textile ne s’est pas imposée sans révoltes paysannes, insurrections prolétariennes, marronnages dans les colonies ou grèves dans les usines. En revanche, elle s’est évertuée à briser les solidarités entre les individus, en les expropriant de leur terre ou de leur racine, en les précarisant et en détruisant les communs. Les artistes de l’exposition En découdre. Petites mains, midinettes & mascarades déroulent l’écheveau et les nœuds de ces intrications. Elles tentent de retisser des liens, de repriser les blessures du passé, de reprendre le pouvoir de leur agentivité, en affichant fièrement leur présence au monde.