Conter l’action magique
« Conter l’action magique », Exposition Miroir, Ô mon miroir, Pavillon Carré de Baudouin, Art Press, avril 2015.
Il était une fois Blanche-Neige se faisant arrêter par des vigiles sous les yeux ébahis de petits enfants, un homme nu courant tel un chien face à une horde de chasseurs, une chouette composée de peaux mortes et de vieux ongles, une paire de Converse enchâssées sur des semelles de pneus. Il était une fois une forêt sombre, une chambre à coucher princière, des animaux magiques, et des objets insolites. Il était une fois un chemin semé d’embuches, qu’il était demandé à chacun d’emprunter. Car telle est l’idée qui préside à l’exposition présentée au Pavillon Carré de Baudouin, sous le commissariat du laboratoire L’Extension, Miroir, ô mon miroir : être une exposition qui se vit comme un conte. Mais un conte qui impliquerait les spectateurs dans son déroulement, et qui ferait de leur rencontre avec les œuvres l’occasion d’un véritable cheminement initiatique, dont elle mettrait en scène la dimension d’efficace magique.
Au fil de la visite, les œuvres inventent leur propre trame narrative et organisent l’espace comme un terrain d’expérimentations, plutôt que de représentation. Au moyen de stratégies d’égarement, tel le personnage conceptuel du chasseur dans la vidéo Hameau de Bertille Bak ou Tsukiko, l’enfant endormi à l’échelle inquiétante de Virginie Barré, mais aussi d’auxiliaires magiques, comme les souliers de Chloé Dugit-Gros ou le trousseau recouvert d’une matière blanche et visqueuse de Laurent Pernot, sont introduites des entités performant leur état d’objets ou leur sphère d’action habituelle. L’action magique de ces œuvres conduit non seulement à éprouver davantage de stupeur que d’émerveillement, mais révèle aussi l’absurdité de notre monde, au lieu de fournir des réponses. Son efficace dépend de l’équivocité que ces dernières peuvent susciter. Lorsque dans Real Snow White, Pilvi Takala, déguisée en Blanche Neige, se fait expulser de Disneyland, elle se confronte à l’idéologie capitaliste d’un parc ayant fondé son image sur le slogan les « rêves deviennent réalité ». Elle court-circuite à la fois le principe de plaisir propre à toute régression enfantine, et le principe de réalité économique. À côté, Caroline Delieutraz dresse un horizon des variantes du costume, le style plus ou moins aguicheur devenant l’indice du potentiel érotique ou du sexisme latent suscité par ce personnage féminin. Les produits dérivés y apparaissent comme les rebus d’un merveilleux passé à la moulinette des industries culturelles. Plus loin, la série Daddyde Giulia Andreani essuie, dans un geste pictural que l’on pourrait rapprocher de celui de Gerhard Richter, les archives de l’histoire et révèle les monstres tapis derrière ces scènes de famille idyllique ayant servi la propagande nazie.
Au fond, si l’exposition suit de manières parfois littérales les structures morphologiques du conte, elle prend soin de laisser les œuvres œuvrer, et déployer une véritable poésie critique, une poétique plus proche de l’action magique et des rites que du spectacle féerique. Que les contes ou le merveilleux dans l’art apparaissent comme le symptôme de, voir la réponse à un monde désenchanté, rend désormais nécessaire de prendre en considération son efficace (1). En lui se cristallise une vérité d’autant plus grande qu’il laisse circuler les sens, articule les illusions et le rationnel, les envoûtements médiatiques et les absurdités du capital. Sa finalité ne réside pas tant dans la volonté de régression ou le désir de transgresser des interdits que dans le dépassement des limites même de l’art contemporain, dont elle chercherait à recouvrer la portée magique de ses opérations.
(1) Marcel Mauss et Henri Hubert, « Esquisse d’une théorie générale de la magie », L’Année Sociologique, 7, Paris, (1902-1903), pp. I-146.