Inside
« Comme un dedans plus proche du dehors », Exposition Inside au Palais de Tokyo, Revue Inferno (print et on line), octobre 2014. À lire ici.
Artistes : Jean-Michel ALBEROLA, Dove ALLOUCHE, Yuri ANCARANI, Sookoon ANG, Christophe BERDAGUER & Marie PEJUS, Christian BOLTANSKI, Peter BUGGENHOUT, Marc COUTURIER, Nathalie DJURBERG & Hans BERG, dran, Marcius GALAN, Ryan GANDER, Ion GRIGORESCU, HU Xiaoyuan, Eva JOSPIN, Jesper JUST, Mikhail KARIKIS & Uriel ORLOW, Mark MANDERS, Bruce NAUMAN, Mike NELSON, NUMEN/FOR USE, Abraham POINCHEVAL Araya RASDJARMREARNSOOK, Reynold REYNOLDS & Patrick JOLLEY, Ataru SATO, Stéphane THIDET, TUNGA, Andra URSUTA, Valia FETISOV, Andro WEKUA, Artur ZMIJEWSKI.
Frontale et immersive, l’exposition Inside se présente comme un parcours mental et physique. On y alterne du noir au blanc immaculé – comme pour l’installation E.17 Y.40 A.18 C.28 X.40 0.13,5 des artistes Christophe Berdaguer et Marie Péjus –, on y traverse des obstacles qui n’en sont pas – avec l’œuvre Diagonal Section de Marcius Galan –, on y suit un parcours fléché comme pour mieux se perdre…
Inside est la déclinaison, parfois littérale, souvent poétique, de tout ce qui promet une plongée : à l’intérieur de l’œuvre, à l’image de la membrane de scotch du collectif Numem/For Us, dans les méandres de l’inconscient, comme pour les films d’animation à l’humour noir et aux relents lubriques de Nathalie Djurberg et Hans Berg, ou des deux, avec la sculpture d’ours habitable dans laquelle Abraham Poincheval s’isola lors d’une performance de treize jours. Pensé comme un organisme géant, dont les œuvres aménagent une sorte de circulation intestine, l’espace d’exposition devient un terrain de jeu et d’expérimentations qui, parce qu’il stimule et dérange, interroge tout à la fois. Dans la peau de la bête, le visiteur se situe, par un heureux paradoxe, dans cet écart salvateur, entre le « in » et le « out », dans le hors soi du en-soi.
De l’immersion à l’émersion
Au fil de la visite, qui tient autant d’un programme initiatique que d’une pulsion scopique – poussant à regarder ce qu’on ne saurait voir –, le spectateur consent à abandonner le monde du dehors, celui codé, des normes et de la pudeur, pour se livrer à l’observation compulsive du monde du dedans, celui, souvent refoulé, derrière lequel on se cache. Il est ainsi question de voyeurisme, de sexe ou d’inceste, de dialogue avec les morts ou de situations limites, comme cette vidéo de L’homme qui tousse de Christian Boltanski, donnant la sensation d’étouffer soi-même. Mais aussi, et de manière plus subtile, l’exposition rappelle combien notre intérieur, si confortable et domestique soit-il, peut s’avérer paralysant. La vidéo Burn de Reynold Reynolds & Patrick Jolley devient l’allégorie de cet intérieur étouffant. Trop absorbés par leurs activités quotidiennes, les habitants d’une maison en feu sont incapables de réagir et se consument par déni de la réalité.
Échappant de la sorte au piège de l’intériorité, perçue comme l’affirmation naïve de valeurs telles que l’intime, la personnalité, ou le self, Inside déplace son centre de cohérence et d’action vers une éthique du seuil. Pénétré, enveloppé, immergé, le spectateur vit davantage une expérience de marge, voire d’éclosion ou d’émersion. À l’instar du cocon protecteur dans lequel s’enroule HuXiaoyuan pour son installation vidéo No Reason Why, le visiteur entame une lutte intérieure. De cet ébat avec lui-même, son Surmoi ou l’autocensure, se dévoile la frontière ténue entre protection et enfermement, jardin secret et prison dorée. Ni tout à fait dedans ou dehors, l’exposition se vit comme une traversée composée de cavités, de trous, ou de couloirs, à la manière d’un doigt de gant retourné. Invagination donc, dont le processus tient plus d’une extériorisation que d’une stricte introspection. Car si l’enjeu est bien de s’observer soi-même de l’intérieur, l’action implique une relation spéculaire où, par un mouvement de phénoménalisation, on se tient à la fois en soi et hors de soi.
Chiasme
Ludique et angoissante, Inside se veut au fond une interrogation sur la réversibilité des pôles intérieur/extérieur, comme si le véritable outsider se jouait de l’intérieur. Plutôt que de heurter les conventions, il s’agit d’affoler les valeurs les plus solidement ancrées, de tendre vers une régression positive, nourrie de désirs infantiles, de bas instincts, ou du triomphe du refoulé. Les dessins de Dran, idéalement placés dans les escaliers du Palais, rendent compte de ces permutations. Non seulement, ils suggèrent une montée et une descente, comme les différents étages de la psyché, mais ils dénotent, de par le ton espiègle et enfantin qui les caractérisent, cette volonté de passer de l’autre côté du miroir. L’ordre des choses est inversé : toute « entrée est définitive » graffe Dran. « La sortie est à l’intérieur », peint Jean-Michel Alberola.
Au-delà d’un découpage binaire, opposant de manière simple et réductrice le dedans et le dehors, Inside tisse un « pli » au sein même d’un dispositif d’enveloppement et de visibilité exacerbée. De ce panopticon renversé émerge une sorte de chiasme, un rapport d’inversion, comme Le Refuge de Stéphane Thidet, cette cabane de bois, où l’on regarde par la fenêtre la pluie tombée à l’intérieur. Par cette réversibilité, dedans et dehors communiquent. Précisément parce que l’intérieur est déjà tissé avec l’extérieur, et inversement.
Au final, ce n’est plus tant l’espace des œuvres, la dimension immersive, ou leurs conditions de visibilité qui importent, mais notre propre disposition à voir ou ne pas voir, à franchir l’espace clos dans lequel on est constamment plongé. Si Inside se présente comme un travail introspectif, sorte de baromètre de nos craintes et de nos tabous, l’exposition se charge d’un supplément cathartique, susceptible de faire sortir de notre zone de confort. Comme un Dehors plus proche de toute intériorité.