Comme Si

Comme si, exposition collective à la Galerie Éric Mouchet, du 1er – 30 avril 2022

Bertille Bak, Becquemin & Sagot, Matthieu Boucherit, Mégane Brauer, Le Corbusier, Samir Mougas, Tony Regazzoni, Silina Syan, Cyril Zarcone

What’s Classy If You’re Rich But Trashy If You’re Poor? Postée sur Twitter, puis la plateforme Reddit, la question à double tranchant reçut quelques milliers de réponses, parmi lesquelles : “Ripped clothing”, “Immigration”, “A tiny house”, “Having many pets”, “Drugs”, “Police escorts”, “Getting money from the government”, “Trying to avoid paying taxes”, “Naming your kids weird names”… Unanimement partagée, la réversibilité est totale. Elle est le baromètre de notre position sur le spectre de l’échelle sociale. 

Tandis qu’ils rêvent de métavers ou de colonies interstellaires à bord de fusée phallus, les plus fortuné·es s’encanaillent en trouvant chez les « nouveaux sauvages » la validation de leur singularité, en se réappropriant sans vergogne les codes vestimentaires populaires ou minoritaires. Les classes moyennes s’accommodent d’imitations bas de gamme produites à grande échelle, quand le sous-prolétariat récolte les miettes et les rebuts de la société, au fin fond d’une chaîne de déstockage massif, de ratés ou de périmés en tout genre. À l’instar du renversement opéré par les postmodernes entre Haute et Basse Culture, chacun fait « comme si », en délimitant un espace de fantasme et de distinction sociale. Mais dans les catacombes de l’underground, la première se refait une santé, digère ses styles passéistes, puis remonte les conduits du système pour reprendre le devant de la scène. C’est ainsi que des sneakers Lidl sont revendues le prix d’un Smic, que des Crocs vert fluo flanquées d’un talon ou Le Cagole bag signés Balenciaga deviennent les derniers must have, ou encore que la maison Gucci lance sa propre collection de contrefaçons Guccy, creusant davantage l’abîme d’un monde, autophage, qui se redouble en se caricaturant. Réappropriées, recyclées, repimpées, réintroduites dans l’arène du bon goût et des groupes dominants, ces modes, après avoir opéré le frisson de la disruption et de la transgression des classes supérieures, finiront par être à nouveau rejetées et dévaluées lorsque les sphères moins privilégiées y auront accès, selon une implacable cyclicité. Au cœur de ce processus de mise à mort et de renaissance des objets fermente le concept mutant du kitsch, dont l’origine allemande kitschen signifie « ramasser la boue dans la rue ». Entre acculturation et appropriation, attraction et répulsion, il est un purgatoire qui exprime un état transitoire entre des modes, des cultures, des genres, des âges ou des classes sociales qui s’entrechoquent, s’imitent, se moquent mutuellement.

Scratch. Baby Scratch.

Le monde contemporain fonctionne sur le modèle d’un disque rayé, qui balaie dans un sens, puis dans l’autre, la grandeur et la décadence des civilisations, dont l’Occident — législateur autoproclamé du bon goût, blanc, bourgeois, hétéropatriarcal — se pose en référent universel. Prises entre deux lectures, les œuvres de l’exposition Comme si opèrent à un double niveau : la perception et la réception, réclamant en permanence leur transvaluation. Débordant des cadres et jouant des fétiches de la culture populaire, elles nous renvoient bien davantage à nos propres déterminations et conditionnements. 


« Nous voyons notre monde à travers un filtre : parfait, verni, conforme, photoshoppé. Nous ne sommes plus capables de faire la différence entre ce qui est brut et ce qui est retouché, entre l’authentique et la contrefaçon, entre le tangible et le conceptuel, entre les faits et la fiction, entre le faux et le deepfake. La technologie crée des réalités et des identités alternatives, un monde de clones digitaux ».

Demna Gvasalia, directeur créatif de Balenciaga.


BERTILLE BAK (1983)
Le fantôme des halles, dans le cadre d’une performance pour Nuit Blanche 2018. Bourse du commerce / Collection Pinault – Paris et Emmaüs Solidarité.
Courtesy Bertille Bak, Galerie Xippas et The Gallery Apart, Rome.

Dans la plupart de ses œuvres, Bertille Bak met en scène des communautés dans lesquelles elle s’immerge afin d’en saisir les codes, les savoir-faire ou les mœurs. De ces rencontres, elle élabore des fables collaboratives souvent absurdes qui pointent des vérités sur le présent et le devenir de ces groupes. En 2018, à l’occasion de Nuit Blanche, en lieu et place de la future Pinault Collection, alors en travaux et drapée tel un fantôme, Bertille Bak invite un panel de commerçants (galeriste, marchands de souvenirs ou de cigarettes à la sortie des métros) à vendre des boules sans neige à l’effigie de la Bourse du Commerce. Cet objet douteux – au même titre que des tasses ou des aimants à frigo – anticipe le business des produits dérivés du tourisme culturel. Créée en 1889 à l’occasion de l’Exposition Universelle de Paris, le colifichet témoigne de sa condition ambivalente, entre kitsch, luxe et collection.

Merci à Aurélie Faure pour le prêt de l’œuvre.

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EMMANUELLE BECQUEMIN & STEPHANIE SAGOT (1976 & 1975)
Road-movie cruise – until the end of the world #forever, 2019-2020, médiums variés. 
Ultimate Fantasy Vacation, bouée de sauvetage, textile et broderie, diamètre 73 cm, 2020.
Courtesy H Gallery

Emmanuelle Becquemin et Stéphanie Sagot forment un duo de fausses sœurs jumelles qui glitchent le réel en le redoublant par le simulacre, le pastiche et les stéréotypes de genre féminin. Diffusée sur Instagram l’été 2019, la minisérie Road-movie cruise – until the end of the world #forever nous embarque à bord d’un paquebot de croisière, véritable Duty Free flottant pour un tourisme de luxe à bas coût. Sur fond de musique hawaïenne, de spots publicitaires et de voix de synthèse, les Frenchs Ladies multiplent les rôles et les activités quotidiennes en répondant, de manière réflexe, à l’injonction d’un hyperentertainment jusqu’à l’overdose. Entre dérives fastueuses, écocide et critique du capitalocène, le road-movie nous plonge dans une lente mélancolie, dont le drame annoncé en trois acte 1. La nef des fous, 2. Allégorie de la débauche et du plaisir, 3. La mort et la misère, en référence au triptyque de peintures de Jérôme Bosch, s’édifie à partir du décor rêvé d’une carte postale #nofilter.

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MATTHIEU BOUCHERIT (1986)
Paremia, 2022, techniques mixtes, dimensions variables

Sondant l’arrière-fond idéologique véhiculé par les médias, Matthieu Boucherit développe une réflexion sur l’écologie des images et des affects. Inspiré par le déferlement de proverbes, dictons, devises, adages ou slogans circulant sur le web, Matthieu Boucherit pointe les injonctions, le moralisme et le mépris des classes que ces sentences lapidaires normatives essaiment en toute banalité. En se focalisant sur deux motifs principaux : le chemin à parcourir et la montagne à gravir, il fait de ces références bucoliques et passéistes, la toile de fond d’une nostalgie qui se veut plus conservatrice et autoritaire que kitsch et populaire. Récupérées par le marketing et les politiques néolibérales, ces citations anodines menacent les valeurs de solidarité, d’où sont issus les tableaux Emmaüs, en consacrant celles d’individualisme, de compétition, de concurrence et de travail. Vantant le succès, le bonheur et la réussite, ces sentences participent à l’entreprise de culpabilisation des plus précaires.

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MEGANE BRAUER (1994)
L’Odyssée de Pénélope. 600 heures. Un Smic, 2018, tapis de pompons, 2014 x 162 cm 
Courtesy Air de Paris

Ma mère travaille 60 heures par semaine, depuis qu’elle a 14 ans. C’est important. 
Ma mère et ma sœur toutes deux femmes de ménage, se sont mises un jour à vouloir réaliser des objets, des pompons plus précisément, pour décorer leur appartement qu’elles partagent. À l’origine, elles voulaient fabriquer un rideau en pompons de laine, pour passer les soirées sans « dépenser un rond », « en attendant la paye », « pour penser à autre chose ».
Et ce qui aurait dû être un moment de détente, de loisirs créatifs comme on les appelle, a fusionné des moments de discussion entre femmes d’une même famille, entre femmes précaires, entre femmes précaires et aliénées par leur 60 heures semaine. Je trouvais l’importance du geste, la volonté d’utiliser son corps et son temps autrement, tout à la fois beau et tragique. 
Très vite, pourtant, la fabrication des pompons est devenue une chaîne de montage intergénérationnel, le but étant d’aller très vite pour finir le plus rapidement possible, en voir le bout. Finir la journée. Comme si, avec la fin de ce projet, les problèmes s’en iraient aussi, le frigo serait plein, le compte en banque aussi, le patron soudainement sympathique. 
Je me suis mise à réaliser ce tapis, en travaillant dessus de longues heures, presque la chaîne, parfois avec elles, avec comme motif le logo du magasin Lidl, motif qui revient souvent dans mes réalisations, objectif numéro un d’un jour de paye dans le milieu dans lequel j’ai évolué. Étendard confortable à forte présence plastique. Objet de rêves et de galères. L’odyssée de Pénélope ce n’est pas celle d’une femme qui attend le retour de son mari, Ulysse, mais c’est celle qui espère une vie meilleure dans le faire. (MB)

Ce qu’on nous donne à manger (fragment), 2016-2018, collages, dimensions variables 
Courtesy Air de Paris

Je suis allée à NOZ avec T, c’était avant Noël, il fallait trouver des cadeaux pour la famille, je me sentais bien. Je pourrais y rester des heures, les rayons étant « organisés » en d’énormes cages de fer ou tout est mélangé, de la paire de chaussettes aux nouilles lyophilisées goût canard ; il faut faire cet effort, encore un, pour trouver les meilleurs trucs. 
Je dis trucs car il n’y a pas d’autres mots, je crois. Je ne veux pas dire bonne affaire. Car aucun d’entre nous n’est dans les affaires. 
À peine entré, T est sorti du magasin, je l’ai retrouvé pleurant sur le parking, Il s’était senti agressé par la cohue, par notre effervescence des achats de Noël. 
T n’est pas habitué à trouver son repas de Noël dans une cage, au milieu de nous, entre les nouilles au canard à 32 cts, les magazines de motoracing et les chaussettes imprimées koalas. 
Je ne lui en veux pas.
Il nous a vus je crois, mais il n’a pas vu ce qu’on nous donne à manger. (MB)

Mêlant travail d’écriture et d’installation, Mégane Brauer cultive un art du « poor power » ou « poor spreading » afin de révéler le mépris ordinaire des systèmes d’oppression et d’en inverser les rapports de force. Débutée alors qu’elle était étudiante aux Beaux-Arts, l’œuvre Ce qu’on nous donne à manger (2016-2018) est une archive foireuse compilant des emballages de produits déclassés de la grande distribution, revendus à bas prix par l’entreprise NOZ. Sous couvert de limiter le gaspillage, le groupe entend bien davantage revaloriser les sinistrés, stocks d’invendus, fins de série, emballages abîmés ou liquidations judiciaires de ses fournisseurs, en les transformant en « succès commerciaux ». Attentive à la manière dont la chaîne de hard discount s’adresse aux personnes les plus démunies, Mégane Brauer compose un assemblage d’« offres spéciales pauvres ». Schlague et rafistolé par du sotch, le patchwork tentaculaire se détruit à mesure qu’il se développe, tandis que le directeur de NOZ, dont la fortune ne cesse de grimper, ne cache pas ses ambitions de devenir leader mondial du déstockage.

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Le Corbusier (1887-1965)
LE MODULOR ; Matrice lithographique réalisée d’après un collage original de Le Corbusier de 1950 ; Première matrice : édition princeps de 1956. Lithographie en 6 couleurs, deux tons de turquoise, deux tons de marron-glacé, vermillon-brun et noir ; 700 x 530 mm 
LE MODULOR ; Matrice lithographique réalisée d’après une épreuve antérieure du même sujet ; Sixième matrice : édition posthume de 2001. Lithographie en 6 couleurs, deux tons d’émeraude, deux tons de brun-caramel, rouge vif et noir terne ; 705 x 529 mm

Purisme, ordre, utopie, bonheur, universel, rationalité, le haut modernisme puisa une partie de son vocabulaire dans les débats architecturaux d’un Le Corbusier. Celui qui inventa la notion de « machine à habiter » et « d’unité d’habitation » fut le père fondateur d’un outil de mesure harmonique, le Modulor, dont l’homme est l’étalon. Charles-Édouard Jeanneret, dit Le Corbusier, vanta les vertus de sobriété, refoulant au passage tout ornement et exubérance. Mais comme le note Hubert Damisch : « Dans une société de classes, l’absence d’ornement peut encore être un ornement ». Considéré comme décadent, superficiel, voire efféminé, ce dernier fut ainsi relayé aux apparats jusqu’à ce que cette volonté d’uniformisation et d’optimisation des formes ne devienne un modèle standard, un « ornement de masse » orchestré par son héritier suédois IKEA. Dans ses dessins, moins connus, Le Corbusier développe paradoxalement un processus créatif plus coloré, sensuel, surréaliste et inspiré de la nature. La collecte de coquillages érodés par le ressac, de bouts de cordage, de galets, de pommes de pin, ou encore de gants déformés par l’usage représente, pour lui, des « objets à réaction poétique », dont la beauté, exempt de toute pensée humaine, tient d’un élan quasi cosmique. 

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SAMIR MOUGAS (1980)
Hard Edge Soft Core II, 2019, céramique émaillée, dimensions variables

Samir Mougas pioche dans le répertoire geek de la culture populaire et du design industriel (musique techno, jeux vidéo, science-fiction, baskets, etc.) les motifs d’un détournement esthétique, souvent minimaliste et géométrique, donnant lieu à une critique économique et sociale. Prenant prétexte du moulage d’enjoliveurs en plastique, Samir Mougas parfait ses techniques de céramique traditionnelle, d’engobe émaillé, de dripping et de dégradé en tout genre. Ces objets sans valeur, que l’on retrouve régulièrement fracassés sur le bas-côté des routes, véhiculent le paradoxe de cacher une misère dont ils sont bien davantage les acteurs. Parfois agrémentée d’une saucisse Knacki, la série Hard Edge Soft Core rend compte de la fusion deux artefacts culturels : machinique et organique. La saucisse, un peu dégueu, un peu porno, est l’ultime étron de nos sociétés de consommation. Elle broie les carcasses et les graisses d’animaux en vantant l’image d’un aliment joyeux destiné à fourrer des Hot-dog ou remplir le ventre de nos « chères petites têtes blondes ».

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TONY REGAZZONI (1982)     
The Lost Opera
, 2016-2018, photomontage numérique imprimé sur Dibond, 100 x 75 x 10 cm

Fasciné par l’esthétique des années 80 et 90, comme les pochettes de 45 tours, les packagings publicitaires, les jeux vidéo ou l’explosion des technologies pré-internet, Tony Regazzoni exacerbe les promesses et les utopies manquées d’une postmodernité au tournant du nouveau millénaire. Alors que les classes moyennes s’émerveillent devant Schwarzenegger, que les ménages multiplient les crédits, basculant ainsi dans l’hyperconsommation et le gaspillage, l’essor d’un kitsch globalisé frappe les imaginaires dans des fusions improbables. Soit l’album THE LOST O?ERA (1984) de la soprano sud-coréenne Kimera and the Operaiders avec l’orchestre symphonique de Londres, qui compile les plus grands airs d’opéra (Verdi, Mozart, Bizet…) avec des rythmes discos et machina. Conspué par les puristes de la musique classique et suscitant peu d’intérêt par ailleurs, l’album ne rencontra jamais son public. Les ovoïdes de Regazzoni content ces télescopages d’époques et de styles, ses naufrages et ses ruines, du Concorde au Costa Concordia, sur fond d’anarchisme libéral.

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SILINA SYAN (1996)
Bengali Interior, 2018, photographie numérique, 50 x 40 cm
Welcome, 2022, impression sur bâche plastique, 70 x 100 cm
J’aurais pas osé, 2019, papier peint, dimensions variables

D’origine bengalie et franco-arménienne, Silina Syan navigue entre des cultures et des esthétiques, où l’ornement devient un vecteur de problématisation des logiques de domination, mais aussi le moyen de cultiver le vivre-ensemble. Si l’accumulation de motifs, couleurs, dorures, bijoux, faux ongles, fleurs en plastique sature l’espace politisé par les valeurs mâles et impériales d’un occident moralisateur, ces ornements manifestent également leur appartenance à la communauté qui les lie. Ainsi la bâche Welcome provient-elle d’une imprimerie tenue par la communauté desi (diasporas sud-asiatique). Inspirée par la décoration intérieure de ses proches, des salons d’esthétique ou d’influenceuses sur Insta, Silina Syan trouble les mécanismes de dévoration qui creusent les genres, marginalisent et déclassent au profit de récits sur l’exil. L’exubérance joyeuse de formes devient alors une philosophie inclusive et déhiérarchisée, une cosmétique qui nous relie à notre appartenance cosmique.

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CYRIL ZARCONNE (1986)
Assemblages en arche, 2019, poudre de marbre, métal, dimensions variables

Les colonnes et les statues des temples grecs, ayant fait la gloire d’antan, ornent désormais les bas-côtés, le long de routes en France et le reste du monde. Cyril Zarcone mixe l’Histoire de l’Art avec les références les plus immédiates et populaires de notre accession à celle-ci. La Vénus de Milo se fait tour à tour fontaine ou lampe, accessoire de décoration pour jardin ou intérieur de maison. Le chic se fait stuc, le marbre plâtre. Le syncrétisme des genres et l’assemblage de colonnades composites, d’époques et de géographies différentes, apparaissent comme une manière de « queeriser » les lignes de démarcation. Dans ces télescopages et acculturations réciproques, ce ne sont plus les logiques impérialistes, identitaires ou appropriationnistes qui s’affirment, mais la vie des objets et leur place au sein des normes sociales. Ces vestiges du classicisme désamorcent en cela la nostalgie conservatrice d’une autorité déchue au profit d’une déhiérarchisation des matériaux et des styles.