Clarisse Tranchard. E

« Les boliw sont l’âme de l’univers », clame-t-on lors de cérémonies sacrificielles. Ces fétiches zoomorphes, à mi-chemin entre l’être et la chose, sont les figures d’une divinité ou d’un animal sacré. Crains ou vénérés, ces médiateurs de l’entre-deux peuvent donner la mort, posséder un individu, lire l’avenir, convoquer la pluie, ou soigner les maux les plus divers. Composé, selon les cas, de placenta humain ou animal, d’argile, de feuilles, d’écorces, de racines, de tissus ou de peau, le boli se nourrit par le sang du sacrifice. Plus il recevra de sang, plus il sera vivant et puissant ; plus le placenta qu’il représente sera revivifié, « chargé ».

Sous la grisaille parisienne, dans un monde placardé d’injonctions au bien-être et rythmé par les battements persistants d’une imprimerie, E, le visage fermé, gris comme le ciel, s’exécute. 
La machine, imperturbable, duplique, réplique, simulacre après simulacre,
broie, fragmente, émiette, parcelle après parcelle.
E, c’est le sang de nos ancêtres, de forêt à papier, qui coule entre tes mains et tes gestes zombifiés.

La ville ne cesse de croître, l’air contrit. Tout n’est qu’asphyxie. 
Béton, asphalte, gravats. Angles durs et virages serrés. Transparences et reflets paranoïaques.
Le manège de la mélancolie, qui rend belle la tristesse et l’absence, tourmente et hypnotise les esprits. 
Mais le ciel, nous dit la voix en off, « lui, ne bougera pas ». 

La chaleur du soleil caresse maintenant ta peau blessée, E.
Et tu t’enfonces.
Et tu plonges dans la nuit de ton irrésistible échappée. 
Les fétiches de la fée électricité, monolithes de notre modernité, ne sont plus que les vestiges d’un récit autrefois campé par les Lumières.
À présent, le feu et le froid nettoient, purifient et pétrifient ce qui ne cesse de s’accélérer, tandis que de nouveaux récits tentent d’écrire d’autres cosmogonies.

Sur la route, le paysage exhibe ses courbes, ses flancs, ses croûtes. Ses miasmes et ses poussières d’étoiles.
Montagnes, majestueuses, vous êtes les témoins vivaces de l’union impudique de la lumière (solaire ou lunaire) et des fins cristaux de glace en suspension dans l’atmosphère, dont le halo a tant inspiré les imaginaires.
Céleste, E, tu glisses vers les mondes imperceptibles de la matière putride : mousse, humus, boue, là où tout se ramifie, communique, meurt et reprend vie. Mère de nos mères.  

Et tu te cognes, frottes, claques à cette nature sauvage et indomptable. 
Tu tentes de renouer avec ce qu’une partie du monde a mis tant d’années et d’effort pour s’extirper. Contrôler. Exploiter.
Occident, mon amour, tu es déconnecté et ce ne sont pas tes appareils branchés qui soulageront les maux de ta déréliction. 

La truelle balaye, et le son lancinant qui racle le fond te paraît étrangement apaisant. La pâte, épaisse, grasse et grise, enveloppe l’ossature de la bête, comme l’architecture de béton armé nous sert désormais de cocon douillet.
Impérialiste, béton armé, tu es l’abstraction concrète et brutaliste de nos sociétés, dites civilisées.

En ces terres insulaires, Boli, tu sommeilles. Tu attends ton sacrifice, et toi, E, ta renaissance. 
Tu t’invagines, imagines sans doute l’après, tels une chenille dans sa chrysalide, une mouche dans sa pupe, un cafard de nymphe en nymphe. 

L’histoire ne dit pas ce qu’il adviendra de toi, E. Mais il est fort à parier que le bruissement sourd de tes mains sur ma croupe résonnera, encore longtemps, à celle ou celui qui saura écouter ton silence.