Bricoler pour braconner. Braquer contre braquage.
Invasifs, nuisibles, opportunistes, belliqueux, grégaires sont autant de qualités partagées par les rats et les humains. Régnant et divisant le monde en deux, ces espèces se sont d’abord distribués, pour mieux s’y propager, les royaumes du haut et du bas, du jour et de la nuit : la première, aérienne et solaire, en visant son expansion terrestre et céleste ; la seconde, crépusculaire et lunaire, en empruntant ses voies souterraines et ténébreuses. Toutes deux ont fait de la terre leur maison, selon une cohabitation nourrie de réversion, de crainte ou de domestication réciproque – depuis que les humains cultivèrent et stockèrent leur récolte, depuis que les rats nous forcèrent à mobiliser toujours plus de ruses pour s’en protéger. Telles deux espèces-compagnes, ou parasitaires, elles forment l’avers et le revers d’une même pièce. Sur la tranche, légèrement striée, se logent les sillons, les cannelures et les rainures destinées à prévenir toutes tentatives de rognage et de récupération du métal précieux. Sans doute l’art se niche dans cette frange, ou cet équilibre précaire qui, soudain, force l’humain à communiquer avec son pendant obscur en fouinant dans les sous-sols, les déchets et les égouts qui sapent, minent et forent au lieu de s’élever vers la puissance divine. Sans doute l’humain gagnerait-il à s’inspirer de son rival, en puisant dans les facultés de ce dernier, en mobilisant toujours davantage son flair, son ouïe, sa condition bestiaire, de fouisseur et de rongeur.
Opérant le chiasme qui renverse les valeurs, l’art est au rat ce que l’inhumain est à l’humain : sa rançon, son supplément.
Le rat, intermédiaire supposé ou réel des plus grandes contagions ayant infesté l’humanité, fait de l’art la peste qui nous attrape ; le fléau (pestis) qui, au sens propre, désigne l’outil ou l’arme de guerre servant à battre, et, au sens figuré, toutes les calamités, ruines et destructions que l’on connaît.
Pestis, pester, pestrir, pétrir. Il est le pilon qui sert à frapper et déplier le gouffre de l’éternité.
Que ça couine, dégouline, suinte et gratte, que l’on tombe malade pour sortir de la norme qui nous rend sain-t. Bricoler dans le blanc des normes pour qu’explosent, au raz des choses, ces petites inventions du quotidien rendues imperceptibles aux yeux de ceux et de celles qui ne savent et ne veulent voir que la grande Histoire.
Ratiste comme zadiste.
Bricoler pour braconner. Braquer contre braquage.
Devenir clandestin, avancer masqué s’inventer dans l’anonymat des existences pour qu’aucune armée ne puisse nous démasquer.
Fuir ailleurs dans un espace lisse, puis, recommencer lorsque celui-ci est à nouveau strié.
Se dépendre des lumières de l’humain et viser ce qui, en nous, tient de l’inhumain, du monstre blotti que la science élimine, que les arts assimilent. Art des travers.
L’art, continuelle bifurcation ; injonction à la ritournelle. Toupie, de la pièce qui tourne, tourne. Puis tombe de son plat côté, récupéré, instrumentalisé, capitalisé.
Alors les invasifs, les nuisibles, les opportunistes, les belliqueux et les grégaires peuvent réapparaître sous les qualités de celles et de ceux qui, furtives et furtifs, se rendent intempesti.f.ve.s, imprévisibles, toujours à contretemps, mais dont les effets larvés ouvrent bien des possibilités.
février 2020
visuel : Un rat à Manhattan, un quartier de New York, aux Etats-Unis. Photo prise le 2 décembre 2019. PHOTO / REUTERS/ Carlo Allegri