Booba ou l’« anarchisme libéral ». Mohamed Bourouissa

Mohamed Bourouissa : All-in, Exposition personnelle All-in de Mohamed Bourouissa à la galerie kamel mennour à Paris, du 2 février au 16 mars 2013.

All-in[1] est une étonnante allégorie autour de l’une des valeurs absolues de nos sociétés : l’Argent. Pour sa seconde exposition personnelle à la galerie kamel mennour, Mohamed Bourouissa déploie et dissèque les mécanismes de l’idéologie libérale sous le double prisme de l’usine et des fétiches de la culture Gangsta rap. Fidèle à l’univers de la banlieue et des laissés pour compte, l’artiste étale ici le mythe de l’« izi monnaie » et du capitalisme bling bling dont se targue le célèbre rappeur Booba. All-in formule ainsi l’alliance houleuse entre deux mondes pas si éloignés l’un de l’autre, où la « fraîche », la « mula », l’« caramel » dictent les conceptions du monde.

À peine entré dans la galerie, l’image monumentale de l’usine de Pessac, où se frappent et se conservent nos euros, s’affirme comme la matrice d’une infrastructure dominante. Tout est fait de telle sorte à ce que la machination soit explicite. Vue panoramique en plongée, rigueur d’une composition géométrique et frontale quadrillent la trame de l’image, comme l’économie régule et détermine l’ensemble de nos activités. Bourouissa reprend ici méthodiquement les normes d’une esthétique industrielle qui, de Gursky à Burtynsky, suggère la construction d’un monde soumis à la ratio et à la démesure. Le point de vue reculé, tel un dispositif panoptique, étaye enfin le discours de la domination.

À la perspective fermée et l’atmosphère froide de la photographie murale intitulée Stock 1 se découvre, non loin, l’échine courbée d’une jeune femme, Agnès, comptant laborieusement ses sous. Opposant de la sorte deux ordres inverses, l’un conquérant, parfaitement agencé et déshumanisé, l’autre intime, modeste et fragile, Bourouissa pointe la relativité de la valeur de l’argent.

Un poids deux mesures. Impossible équilibre.
Tel est le système, tel est le Game, à l’instar du mobile éponyme qui, dans la pièce à côté, rejoue sur un plan conceptuel cette tension et ce cercle vicieux.

Alors l’artiste dissèque cet engrenage, débite tranche par tranche, comme avec ce bas relief photographique qui découpe la texture du réel pour faire apparaître les rouages implicites du business. De même sa vidéo intitulée La valeur du produit explique, tel un cours, les stratégies mises en place par un commercial douteux ; comment dès lors ne pas songer au charismatique Stringer Bell de la série The Wire ? Ces œuvres débusquent les feintes et finissent de prouver la supériorité d’un Empire qui fascine autant qu’il pervertit. Or, le tour de force de Bourouissa consiste à semer le trouble. Au libéralisme aliénant que dénonce Karl Marx s’oppose le fantasme d’un « libéralisme anarchique » et amoral dont l’attrait est d’autant plus irrésistible qu’il est illégal, violent, construit par la ruse et la détermination.

Ici réside toute la polarité de l’argent : moyen absolu, il devient une fin absolue.

L’oeuvre Pile & Face n’est que plus manifeste de ce jeu, où la triche et le mensonge créent la pénurie, le désir puis l’inflation.
Que penser également de cette vidéo intitulée Kamel qui montre, sur un écran plasma posé à même le sol, la main du galeriste faisant tournoyer à l’infini une pièce de deux euros ?

Enfin, magistral, le clip de la fabrication de la pièce à l’effigie de B2OBA, sur les lyrics de Fœtus[2].
Canapé en cuir, confortablement installés, le son crépitant et la vidéo HD révèlent les revers de ces deux univers.
Le film, ainsi que l’explique Bourouissa, « est cadencé à la manière d’un clip et rythmé par les appareils. On y voit à la fois le processus de création, comment la monnaie est frappée, ainsi que les codes du rap, richesse et faste ». Deux lectures se superposent, à la fabrication de la pièce répond la fabrication d’une légende, Boulbi, « Flash Back ! Du landau à la Maybach ». Mais à la fabrication de cette légende se lit celle d’un système dont l’engrenage parfaitement rôdé tend vers l’autodestruction.

Si, comme l’écrivait Georg Simmel, l’argent reflète les rapports sociaux et la structure économique de chaque période de l’histoire, il est aussi le reflet des conceptions du monde. Nombreux sont les artistes qui s’attaquent aux enjeux du capitalisme triomphant, ce que nous propose Bourouissa est tout autre. L’artiste se fait en définitive le chroniqueur d’une génération unie autour de codes, de goût musicaux, de représentations ou de langages. Là où l’argent fait le bonheur, où il devient « la valeur de toutes les possibilités », compense l’infériorité sociale et l’absence de perspective. Que l’on aime ou que l’on méprise Booba, que l’on en reste au clash médiatique qui anime aujourd’hui le rap français[3], cet hommage doit donc s’entendre à double tranchant. Évitant ainsi l’écueil d’un moralisme sans surprise, où « le capitalisme c’est mal », Bourouissa tisse ensemble le rêve et la désillusion, la ruse et un engrenage sans fin qui ouvrent au final aux véritables enjeux de la valeur de l’argent.


[1] All-in est le nom du clip réalisé par Mohamed Bourouissa pour la Monnaie de Paris. Spécialement conçue pour l’institution, la vidéo a ensuite été projetée sur sa façade lors de la Nuit Blanche 2012. « All-in, Carré d’As » est aussi le refrain de l’une des chansons du rappeur des Hauts-de-Seine, http://rapgenius.com/Booba-maitre-yoda-lyrics#note-1235581.
[2] http://rapgenius.com/Booba-foetus-lyrics.
[3] François-Luc Doyez, « Clash du rap français : si vous avez manqué le début… » http://next.liberation.fr/musique/2013/02/05/clash-du-rap-francais-si-vous-avez-manque-le-debut_879458.

 

Courtesy Mohamed Bourouissa et kamel Mennour.