Après la tragédie, la farce ! Martin Le chevallier

« Après la tragédie, la farce ! », exposition Make Truth Great Again de Martin Le Chevallier, à la Galerie Jousse Entreprise, Paris. Paru sur Inferno la revue, le 5 avril 2017.

L’exposition Make Truth Great Again curatée par l’artiste Martin Le Chevallier se déplie autour d’une installation vidéo retraçant l’épopée anabaptiste de la cité de Münster, sur fond d’utopie communiste avant l’heure. Montées sur un dispositif binoculaire, deux vidéos juxtaposées – l’une colorée, l’autre en noir et blanc – étirent le cadre d’une fable, dont la portée politique s’applique ingénieusement au temps présent. La révolte de Münster fut une résurgence de la Guerre des Paysans en Allemagne de 1525 conduite, quelques années plus tard, par Jan Matthys puis Jean de Leyde, qui convertit la ville à sa foi. Grisé par un catholicisme radical et convaincu par un millénarisme, stipulant l’imminence de la fin du monde et la nécessité d’une révolution instaurant un nouvel ordre social, supposé plus juste, Jean de Leyde s’était proclamé roi de Sion et donné pour mission d’établir le Paradis sur terre. Le prêcheur avait ainsi aboli la propriété privée, l’usage dégradant de l’argent et décrété la communauté des biens, afin que les plus riches partagent avec les plus pauvres. Mais sous la vertu et l’utopie apparut la figure d’un chef tyrannique accumulant les pouvoirs dictatoriaux et imposant aux habitants, séduits par son discours, le travail forcé dans l’enthousiasme, la polygamie officielle ou le théâtre en plein air comme divertissement. Rapidement assiégée, la cité de Munster résista durant une année de février 1534 à juin 1535, malgré la famine et les épidémies. Le peuple, galvanisé et soumis à une servitude volontaire, avait accepté les délires d’une utopique totalitaire. Son récit tragique et « officiel » est conté de manière théâtrale par deux personnages, tandis que leurs propos sont démentis par un anabaptiste apostrophant le documentaire depuis le lieu de la fiction. Ainsi dialoguent deux vérités via deux écrans juxtaposés, l’un empruntant la couleur à la réalité présumée, l’autre le noir et blanc, convoquant habituellement le souvenir ou la construction de récits. Au point que l’on ne discerne plus la fiction du documentaire, le discours officiel, toujours écrit par les vainqueurs, de la fable, la tragédie de la farce.

Make Truth Great Again apparaît comme une allégorie contemporaine du partage du vrai et du faux, sorte d’écho à « l’affaire dans l’affaire » du « vrai-faux passeport » d’Yves Chalier, l’exposition trace et traque une vérité se cachant derrière l’image et une réalité qui se situerait à l’extérieure des apparences. Prélude à la vidéo Münster, la première partie de la galerie regroupe un ensemble de pièces d’artistes invités par Martin Le Chevallier. Parmi elles des photographies documentant des impostures, des impostures fictionnalisées par des documents, comme cette édition spéciale du New York Times publiée à 80 000 exemplaires par The Yes Men, n’annonçant que des bonnes nouvelles. Ou encore l’action Entierro N° 1, dans laquelle Gianni Motti avait annoncé son décès et participé à ses propres funérailles jusqu’à ce que la foule en liesse se précipita pour toucher le miraculé, alors que ce dernier, pris à son propre piège, tentait de s’esquiver. La force de la croyance n’a d’égal que son efficacité, elle mobilise autant qu’elle exacerbe la passion du fanatisme, à l’image de La guerre des mondes, un canular radiophonique orchestré par Orson Welles en 1938. Inspiré du roman de H.G. Wells, Welles avait annoncé aux auditeurs l’arrivée d’extraterrestres aux États-Unis, invasion imaginaire qui avait soi-disant déclenché des scènes de panique et d’émeutes, et dont la légende fut forgée plus encore par les journaux qui en relatèrent l’affaire. Parfois le leurre double le réel et prend sa place comme Philippe, ce mannequin en plastique de l’artiste Fayçal Baghriche mimant des hommes sculptures dans la rue. Parfois le vrai contamine la réalité et la perturbe de l’intérieure, tel un « glitch dans le réel », à l’instar de ces trois artistes slovènes ayant changé juridiquement de patronyme et signant, depuis maintenant dix ans, leurs actions du nom de l’ex Premier ministre Janez Janša.

Si certains clament la fin des idéologies, nous y sommes plus que jamais embarqués. Alors, plutôt que de dénoncer les impostures, l’exposition fait le pari de les pousser jusqu’à leur paroxysme, une manière d’accélérer le mensonge, l’hypocrisie et la corruption, dont le slogan emprunté à la campagne de Trump, l’ayant lui-même repris de celle de Reagan, boucle la boucle. Slovoj Zizek, à la suite de Hegel, Marx ou Marcuse, soulignait que la répétition de la tragédie sous forme de farce est parfois plus terrifiante que la tragédie initiale. Make Truth Great Again a cela de terrifiant que le faux paraît plus tonifiant encore que la réalité.

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Andrew Tider et Jeff Greenspan, Prison Ship Martyr’s Monument 2.0, 2015, Photographie documentant une action

Terracotta Warrior

Pablo Wendel, Terracota Warrior, 2006, vidéo couleur, 4’46’’

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Agnès Geoffray, Amer Green, Incidental Gestures Series, 2011, photographie noir et blanc, Courtesy de l’artiste

Image de couverture : Martin le Chevallier, Münster, 2016, installation vidéo en couleur et noir et blanc sur deux écrans, 48’, ©Spectre Productions. Courtesy de l’artiste et de la galerie Jousse Entreprise, Paris.